Introduction 

" On va te renseigner tout de suite nous autres sur ce que c’est que les Américains ! C’est tout millionnaire ou tout charogne ! Y’a pas de milieu ! Toi tu les verras sûrement pas les millionnaires dans l’état que tu arrives ! Mais pour la charogne tu peux compter qu’ils vont t’en faire bouffer ! Là tu peux être tranquille ! Et pas plus tard que tout de suite !… " - Céline, Voyage au bout de la nuit

 

" Les pauvres, en tant que catégorie sociale, ne sont pas ceux qui souffrent de manque et de privation spécifiques, mais ceux qui reçoivent assistance ou devraient la recevoir selon les normes sociales. " - G.Simmel, Les pauvres

 

 

La catégorie sociale à laquelle nous nous intéressons dans cette étude est celle des sans-abri de la ville de New York : les sans-abri en tant qu’ils constituent une population reconnue socialement comme cible de politiques spécifiques. La manière dont la société définit et prend en charge cette catégorie sociale, voilà ce que nous entendons étudier.

Précisons maintenant les instruments d’investigation utilisés dans cette enquête. Pour aider ses pauvres, la société reconnaît certaines populations comme étant " dans le besoin ". Quelles sont ces populations reconnues comme pauvres ? Comment sont établies les formes de secours à leur attribuer ? R. Castel a montré que ce processus de sélection repose sur une évaluation du " mérite " de ces populations. Il s'agit d'opérer un classement des plus démunis selon le degré de responsabilité qu'ils auraient dans leur situation et de les aider d'autant plus qu'ils n'en sont pas jugés responsables.

 

Ainsi, les personnes que la société juge les plus dignes d’être secourues sont les enfants et les adultes inaptes au travail. L’octroi de l’assistance aux personnes aptes au travail tend à s’accompagner de contreparties dont les deux modalités principales seraient pour la population qui nous concerne : la mise au travail et l’enfermement.

La mise au travail fait partie des mesures prévues par le système contemporain d’aide sociale américain, système dit de workfare

Depuis les années 1970, s’est imposée l’idée que, pour bénéficier des secours publics, les pauvres devaient participer à des activités, allant de la formation à l’emploi en passant par les travaux d’intérêt général, leur permettant d’accéder à l’ " autonomie ".

Nouvelle donne de l’aide aux pauvres, le workfare concerne-t-il aussi cette catégorie particulière d’indigents que sont les sans domicile ? Les SDF sont-ils des pauvres méritants et les mécanismes de reconnaissance du mérite fonctionnent-ils de la même manière que pour les autres pauvres ? La thématique de l’enfermement introduit en tout cas une nuance : l’enfermement est l’exigence spécifique formulée à l’égard des sans-abri. Pour être secourus, ceux-ci doivent se conformer aux règles des centres d’hébergement et accepter un contrôle quotidien de leur vie privée par l’institution dispensatrice de l’aide.

Si la société reconnaît ses pauvres, ceux-ci conservent des " marges d’autonomie " à l’intérieur de l’institution. Nous examinerons donc à la fois les modes de domination et normalisation et les modalités de participation des sans-abri " à la définition de leur statut social et à la construction de leur identité personnelle.

 

 

L'aide sociale aux Etats-Unis : une mise au point introductive

 

Incomplet et fragmenté, l'Etat providence américain est, selon Esping-Andersen, un Etat Providence libéral. Les programmes sous condition de ressources dominent. Les administrations locales (Etats, comtés, municipalités) disposent d’un large pouvoir dans la mise en place des programmes : l’Etat-Providence américain est décentralisé. Les allocations de type universel sont peu représentées : les Etats-Unis sont un des seuls pays développés à ne pas avoir de régime d’allocations familiales. Le Social Security Act de 1935, composante majeure de la politique de New Deal du Président Roosevelt, est l’acte fondateur du système moderne de sécurité sociale. Il fixe la distinction entre assurance (allocations contributives telles que l’assurance chômage ou vieillesse) et assistance (aide sociale ou welfare). Le régime de retraites (Social Security) est considéré depuis comme le principal programme d’assurance tandis que l’aide aux familles avec enfants (d’abord ADC, puis AFDC, aujourd’hui TANF) est le principal programme d’assistance. La " Grande Société " du Président Johnson (1963-1968) a consolidé les programmes existant et en a créé de nouveaux, si bien que coexiste aujourd’hui une myriade de mesures, censées constituer un " filet de sécurité " (safety net) maintenant les allocataires hors de l’extrême pauvreté. A ces deux périodes de développement de l’Etat-Providence a suivi une période de restriction des aides qui culmine en 1996 avec la loi dite de réforme du welfare. Cette loi réforme l’aide aux familles en limitant à cinq ans la durée limite d’allocation sur toute la durée de vie et en l’assortissant de conditions de travail. L’assistance sociale que nous étudions dans ce mémoire s’inscrit dans le cadre de ce nouveau welfare.

 

Aux instruments théoriques, correspondent des instruments méthodologiques. Notre enquête s’appuie sur trois piliers :

Nous avons enquêté dans ces institutions pendant une période de cinq mois, entre l’automne 2000 et le printemps 2001. En association avec l’observation de la vie quotidienne de ces centres et des services qui y sont offerts, nous avons mené des entretiens avec les hébergés comme avec le personnel, entretiens centrés davantage sur le fonctionnement dans l’organisation et les relations avec les services sociaux environnants que sur les récits de vie, cette orientation des entretiens étant justifiée par l’approche " institutionnelle " qui est la nôtre.

 

Dans quelles conditions en suis-je venue à m’intéresser à ce type de sujet ? Comment ai-je travaillé au cours de cette année loin du quartier latin ? Il me semble important de répondre à ces questions en introduction à ma recherche. Rappelons d’abord que j’étais partie à New York pour travailler sur les immigrés d’origine haïtienne dans cette ville, un projet conçu en début d’année de licence alors que je cherchais le moyen de partir aux Etats-Unis l’année suivante. Arrivée sur place, les possibilités d’accès au terrain et d’encadrement local de la recherche me semblèrent rapidement limitées. Au contraire, en l’espace de quelques jours, deux cours suivis à l’université me mirent en relation avec deux centres d’hébergement de SDF si bien que je me trouvais en position d’envisager un changement de domaine de recherche, en entrevoyant déjà des terrains éventuels. Mon enthousiasme déclinant pour la piste haïtienne et mes souvenirs de khâgne (où l’étude des questions de pauvreté, d’exclusion, d’inégalités est au cœr de l’enseignement de sciences sociales) ravivés par ces opportunités universitaires m’encouragèrent à explorer cette voie nouvelle… Non sans appréhension cependant : allais-je être capable d’enquêter en anglais auprès d’une population peut-être difficile à comprendre (les Haïtiens avaient à mes yeux l’avantage d’être en partie francophones) ?