Conclusion


" La pauvreté de l'homme est esclave ; pour manger elle accepte un travail sans plaisir ; tout travail qui n'est pas joyeux est détestable, pensais-je, et je payais le repos de plusieurs. Je disais : - Ne travaille donc pas : ça t'ennuie. Je rêvais pour chacun ce loisir sans lequel ne peut s'épanouir aucune nouveauté, aucun vice, aucun art. " - A.Gide, L'immoraliste


Une grande transformation a eu lieu au début des années 1980. Les sans-abri, cantonnés pendant plusieurs décennies dans les quartiers insalubres des grandes villes, ont à nouveau fait la une des médias et des agendas politiques. Mais ces nouveaux sans-abri ne sont plus les vagabonds déchus de la Frontière. Plus jeunes, plus souvent femmes et de couleur, ils présentent la face visible, la plus directement menaçante de l'underclass urbaine. Le terme homeless est une catégorie sociale participant à la stigmatisation de pauvres tenus pour responsables de leur pauvreté. Jugés réfractaires au travail, dépendants tant à l'égard des drogues que de l'aide sociale, incapables de prendre en charge leur famille, d'avoir une vie sexuelle responsable, les sans-abri ont des comportements dysfonctionnels que les institutions de secours font se charger de corriger.
La réforme du welfare de 1996 reconnaît cette approche individualiste de la pauvreté : l'assistance sociale met l'accent sur la mise au travail et le contrôle de la vie privée des bénéficiaires tandis qu'est renforcé le pouvoir discrétionnaire des employés de l'administration publique. L'aide sociale n'est plus définie comme un droit mais comme une sorte de privilège temporaire dont les modalités sont décidées au niveau local, en fonction des choix opérés par l'état, la ville, le bureau de l'aide sociale.
La ville de New York cherche à aligner l'aide aux SDF sur les nouvelles exigences de l'aide aux pauvres tout en traitant le problème spécifique posé par cette population : la menace qu'elle représente pour l'ordre public et l'espace urbain. La politique municipale conjugue répression et secours : il s'agit de faire passer les sans-abri de la rue à des structures d'accueil hiérarchisées selon le mérite reconnu aux personnes secourues. La stigmatisation des SDF prend en effet des formes différentes selon les sous-populations concernées.
Les individus isolés sont les pauvres non méritants traditionnels. On leur dénie l'aide sociale au profit du secours charitable, on les met au travail plus qu'on ne les forme : les structures d'hébergement des hommes sans-abri représentent le bas de l'échelle de l'aide aux SDF. A un mérite moindre correspondent de moindres secours et un enfermement plus grand.
Les familles, nouvelles héroïnes du problème SDF, sont, au contraire, les premières bénéficiaires de l'assistance sociale. Elles sont aussi les premières victimes de la " guerre contre le welfare " livrée par les hommes politiques depuis les années 1970. Ainsi, les centres d'hébergement pour familles représentent le principal terrain d'expérimentation de la nouvelle donne de l'aide sociale issue de la loi de 1996.
Pour mener à bien cette politique de répression et de compassion , la ville inaugure une nouvelle " forme de gouvernance " de l'aide aux pauvres. Ayant privatisé la plupart des structures d'hébergement mais principal bailleur de fonds, elle maintient néanmoins un contrôle étroit sur ces associations. Celles-ci se trouvent prises au jeu de l'adaptation à cet environnement, une adaptation qui revêt des formes différentes selon la place de l'institution au sein du " système ", selon les relations de pouvoir à l'intérieur de l'organisation… Le jeu entre les exigences de l'organisation et celles des autres institutions dispensatrices de l'aide fait en outre partie des ressources à disposition des résidents pour s'opposer aux tentatives de normalisation.
Vu de France, où l'on parle d'exclusion plus que de dépendance et d'insertion plus que de workfare, la sécurité sociale américaine, incomplète et fragmentée, a de quoi surprendre. Pourtant, les mêmes transformations sont à l'œuvre. Des deux côtés de l'Atlantique, on met l'accent sur les " obligations réciproques " qui lient la société à ses pauvres. L'assistance sociale devient une " aide liée " et la mise au travail est la principale modalité de cette liaison. De même, la question des sans-abri renvoie à des enjeux communs : affectation de l'espace public, dialectique de la répression et de l'assistance, relations entre les différents niveaux de décisions politiques, entre administration et associations… Sans doute serait-il possible de forger, autour de cette intuition d'une situation comparable, les outils analytiques autorisant la confrontation entre homelessness et " problème SDF ".

L'identification de ces enjeux ouvre de nouvelles pistes de recherche, des possibilités nouvelles de rebondissements pour l'enquête. Si nous envisageons la question SDF comme un problème d'affectation et d'appropriation de l'espace public, il pourrait être utile de s'intéresser aux sans-abri de la rue et à ce que nous avons appelé la politique répressive new yorkaise. Nous pourrions ainsi tester véritablement l'hypothèse considérant que répression et assistance jouent un rôle complémentaire dans la politique municipale visant les sans-abri. Dans cette perspective, on pourrait étudier les relations entre de le Département des services aux SDF et la police, entre la police et les services de sécurité des transports en commun etc. Comment s'est construite cette politique d'outreach à destination des sans-abri ? Comment se structurent les relations entre administration publique et associations autour des enjeux répressifs ? Nous avons supposé que cette politique brisait la dichotomie classique entre ceux des SDF qui vivent dans la rue et ceux qui bénéficient des services sociaux. Cette hypothèse mériterait un examen quantitatif. Quelle est la part de la population qui ne recourt pas au réseau assistanciel ? Qui sont-ils ? Peut-on effectivement considérer que les différents réseaux de survie (la rue, la famille ou les amis, l'assistance) sont utilisés par les mêmes individus ? Mais utilise-t-on ces réseaux conjointement ou à différents moments de la " carrière ", en fonction des ressources et des pressions existant dans chacun des réseaux (répression policière, rétrécissement du cercle des relations sociales, attrait de l'assistance via les activités d'outreach) ?
Une approche quantitative permettrait en outre d'éclaircir les modalités d'utilisation des prestations sociales des SDF par rapport à la population pauvre en général. Dans quelle mesure les sans-abri sont-ils sous-représentés dans les statistiques de l'aide sociale ? Quels sont les SDF bénéficiaires ? De quels programmes bénéficient-ils ? De quelle manière participent-ils aux programmes de mise au travail ? Sont-ils plus ou moins sujets que les autres pauvres aux sanctions et à la suspension des allocations ? Utilisent-ils les ressources de l'aide juridique pour recouvrer leurs allocations ?
Ces questions nous engagent sur une autre voie, plus qualitative celle-là, qui aurait pour objet l'étude des interactions entre l'administration de l'aide sociale et celle des services aux SDF (à New York, entre HRA et DHS). Nous avons perçu, au cours de notre terrain, un certain nombre de tensions entre ces deux administrations. Comment comprendre ces tensions ? Relèvent-elles de la rivalité bureaucratique pour le pouvoir politique et administratif ou de l'affrontement pour la définition des normes légitimes de l'aide sociale ? A moins que ces deux hypothèses ne soient complémentaires… Il eut été intéressant d'approfondir l'étude des interactions entre ces administrations et les prestataires de services. De quelle manière les associations jouent-elles avec les différents niveaux d'exigences de l'environnement ? Nous avons mis l'accent sur ce que les acteurs appellent le système, sur leur vision " unitaire " de l'administration. Sur le chemin de l'alignement du secours aux SDF sur les normes de l'assistance sociale, les dissonances, les désaccords semblent pourtant exister, qui interfèrent vraisemblablement dans les stratégies d'adaptation menées par les acteurs associatifs. Enfin, pour cerner la place des sans-abri au sein de la population pauvre, il serait utile d'étudier de manière ethnographique le fonctionnement des bureaux de l'aide sociale. Comment se traduit dans les interactions clients/travailleurs sociaux la logique discrétionnaire caractéristique du nouveau welfare ? Que dire de la place des sans-abri dans ces services ? Peut-on les distinguer des autres clients dans le traitement que leur réserve le personnel, dans les comportements qu'ils adoptent face à cette bureaucratie ?
Nous avons mené notre terrain en deux points du circuit de l'aide aux SDF : dans un centre familial de logement temporaire et dans une structure d'urgence pour adultes. Notre étude ne pourrait qu'être enrichie par la connaissance des autres types d'institutions d'hébergement. Qu'en est-il par exemple des foyers pour adultes dits traditionnels ? Fonctionnent-ils selon le modèle du centre de passage ou selon d'autres logiques ? Comment analyser un type de structure dont la complémentarité avec la politique répressive semble moins évidente ? Qui sont les hommes méritants admis dans ces institutions ?
De même que nous avons privilégié certains types d'institutions, nous avons centré l'analyse sur certains types d'acteurs : les travailleurs sociaux et leurs clients au sein des foyers. De même, la compréhension de la question gagnerait à la prise en compte du point de vue d'autres catégories d'acteurs. Nous pensons en particulier aux groupes de défense et activistes dont leur rôle au sein du système semble déterminant. Ces groupes poursuivent-ils les mêmes intérêts que les prestataires de service, comme le laisserait penser l'existence d'une organisation représentative des foyers pour familles ou constituent-ils une catégorie autonome, capable de s'opposer à la politique municipale comme à la politique interne aux foyers, comme le laissent entendre les dirigeants du centre de passage ? Quelles sont leurs ressources propres de ces acteurs ? En d'autres termes, peut-on dire que l'action en justice est aux activistes ce que la prestation de services est aux associations et ce que la gestion des contrats est à la municipalité ?
Si la question SDF renvoie au mode d'appropriation de l'espace public, si l'on assiste à un mouvement de privatisation de cet espace public, il faut se identifier les acteurs défendant cette privatisation. Le centre de passage a été fondé par l'association des entrepreneurs locaux : les acteurs économiques jouent aussi un rôle dans la définition du problème, dans l'élaboration des réponses à y apporter… Ainsi, comme à l'époque du Hobo, il faudrait analyser la " production sociale " des sans-abri dans un cadre socioéconomique global. Quelles sont les relations entre le phénomène SDF et celui des travailleurs pauvres (working poor) ? Constituent-ils les deux figures extrêmes mais complémentaires de la pauvreté méritante, les seconds parce qu'ils se passent de l'aide sociale, les premiers parce qu'ils acceptent le contrôle de la société sur leur vie privée ?

Cette année fut celle de mon initiation à la sociologie " grandeur nature " : une recherche à mener de manière autonome, une problématique personnelle à élaborer, une bibliographie à constituer, une enquête de terrain à réaliser, une approche théorique à forger… Ce fut l'année des balbutiements et des tâtonnements. J'ai passé un an loin des lieux de mon initiation aux sciences sociales, de mes lieux de réflexion, de questionnement, de maturation intellectuelle : il n'en faut pas plus pour passer de la critique de l'ostracisme normalien à la défense de cet environnement privilégié. Il fut difficile de trouver à l'université américaine des interlocuteurs comprenant les enjeux de mon travail, et les cours correspondant à mes attentes. En revanche, j'ai aussi eu l'impression de découvrir, loin de mes livres et de mes professeurs, la sociologie en train de se faire, les vertiges - et les joies, de l'ethnographie, les attraits et les écueils de l'approche " concrète " (i.e. de terrain) des politiques sociales.