6. Pour une comparaison France-Etats-Unis des modes de prise en charge de la pauvreté

6.1. Workfare et insertion : deux modèles d' " aide liée "

6.1.1. Deux types d'Etats-Providence

6.1.2. Exclusion contre dépendance

6.1.3. L'Amérique vue de France : un contre-modèle ?

6.2. Homeless et SDF

6.2.1. Underclass de l'underclass, exclus parmi les exclus

6.2.2. Le monde des " sans "

 

6. Pour une comparaison France-Etats-Unis des modes de prise en charge de la pauvreté

 


" J'ai été en vacances à Paris le mois dernier. J'ai été surprise ; je ne pensais qu'il y avait des homeless là-bas, autant de gens qui mendient dans les rues. " - Joyce, comptable du centre de passage

" Vous avez le welfare là-bas ? Je pense que l'aide est plus importante ici, mais aussi ça coûte beaucoup plus cher de vivre ici. " - Tina, une " cliente " du centre de passage


Comment justifier de la nécessité de ce dernier chapitre ? Nos interlocuteurs, tout au long de cette année, nous ont intérrogé sur la situation française, et nous avons découvert ce que peut être la connaissance ordinaire de faits sociaux situés à 6 000 kilomètres de distance. Selon André, il n'y a pas de sans-abri, il n'y a que des clochards en France. Brenda estime que l'intervention plus importante de l'Etat évite à la France de connaître le " problème " dans les mêmes proportions qu'aux Etats-Unis. Pour Marta, c'est une question de contrôle des naissances… Regardant le journal télévisé sur le grand écran du centre de passage, Peter déclare que la situation va empirer avec l'arrivée de G.Bush au pouvoir, mais J.Chirac n'est-il pas impliqué dans l'affaire des HLM de la ville de Paris ?
Nous-mêmes, qui n'avons pas enquêté en France, sommes-nous capables de faire œuvre de connaissance scientifique sur le sujet de la pauvreté des deux côtés de l'Atlantique ? Mais ne brandissons pas l'argument de la " rupture épistémologique " pour décourager cette entreprise comparative. Nous pensons que cette " rupture " existe bel et bien ou plutôt, se doit d'exister, de baliser les investigations du sociologue. Nous croyons aussi que les exigences qu'elle implique ne se limitent pas aux situations d'enquête de terrain, que le travail bibliographique auquel nous nous livrons dans ce chapitre a aussi ses règles et ses méthodes.
Nous pensons, supposons-le avec elles, qu'il existe un véritable enjeu épistémologique à cette comparaison France / Etats-Unis des modes de prise en charge de la pauvreté. Plus importante que la distinction entre connaissances ordinaire et scientifique, c'est la question de l'universalité des connaissance en sciences sociales qui se pose. Les sciences sociales s'appuient sur un corpus (des corpus ?) de concepts et de méthodes permettant la cumulativité des connaissances, nous voulons bien l'accorder au crédit d'un siècle de sociologie et d'anthropologie tant françaises qu'américaines. Ce qui nous pose davantage question, c'est cette courte parenthèse interrogative insérée dans la phrase précédente. Que penser des connaissances produites par les sciences sociales si celles-ci existent en des ensembles distincts, étanches, incommensurables ? En d'autres termes, les analyses de la pauvreté développées de chaque côté de l'Atlantique dans des cadres institutionnels et face à des questions sociales différentes sont-elles comparables ? Peut-on analyser dans les mêmes termes la pauvreté ici et là-bas ?
Pour permettre la confrontation,
- nous nous intéresserons d'abord à l'assistance sociale en France et aux Etats-Unis. Nous considérerons que ces deux " systèmes " suivent une évolution commune - à laquelle S.Morel donne le nom d' " aide liée " -, évolution qui prend néanmoins des formes largement différentes tant il est vrai que ces deux pays connaissent des " coutumes assistancielles " spécifiques.
- nous ébaucherons ensuite une comparaison de la " question sans-abri " en France (SDF) et aux Etats-Unis (homeless). Les similarités ici sont saisissantes : première construction du problème autour de la figure du vagabond sans toit ni loi ; redécouverte de la question dans les années 80 autour de la thématique de la " nouvelle pauvreté " ; mélange subtil entre répression et secours ; enjeux territoriaux etc. Les sans domicile de Paris et de New York seraient-ils les figures standardisées d'un monde globalisé ? Pourtant qui parle de familles sans domicile à Paris ? Qui se préoccupe du sort des clochards de New York ?


6.1. Workfare et insertion : deux modèles d' " aide liée "

 

6.1.1. Deux types d'Etats-Providence

 

La comparaison internationale des systèmes d'assistance sociale s'inscrit traditionnellement dans l'étude de ce que l'on nomme Welfare State en Anglais, Etat-Providence en Français. On se demande alors, entre autres questions, quelles sont les normes de bien-être (welfare) reconnues par tel ou tel pays, quels sont les risques sociaux qui ont été identifiés comme devant être couverts par l'intervention publique, à quel rythme ces programmes se sont développés, quelle est leur étendue, qui les financent, qui les gèrent, qui peut en bénéficier et à quelles conditions. G.Esping-Andersen utilise trois types de critères pour distinguer les régimes d'Etats-Providence :
- le degré de " démarchandisation " de la force de travail auquel conduit le régime de protection sociale
- l'impact de celui-ci sur la stratification sociale
- les relations entre Etat, marché et famille.
Esping-Andersen établit ainsi une typologie d'Etat-Providence :
- le modèle libéral est dit résiduel : il privilégie les programmes d'assistance, secourant un nombre relativement limité de personnes, le plus souvent sous condition de ressources. Ces programmes sont le plus souvent peu généreux et stigmatisant : ce régime génère de fortes inégalités. C'est un Etat-Providence incomplet qui repose sur une gestion en grande partie privée des programmes. Le Welfare State américain en serait l'archétype.
- le modèle conservateur, incarné par l'Allemagne, se présente comme une réponse à la question ouvrière. Le travail salarié est la principale source de droits sociaux : les programmes d'assurance prédominent, ils couvrent le risque de la perte d'emploi (pour cause de chômage, de maladie, de vieillesse…). Le régime est financé par les cotisations sociales : les prestations sont généreuses pour les salariés mais les personnes qui n'ont pas accès au marché du travail en sont réduits à l'assistance.
- le modèle social-démocrate des pays scandinaves est fortement interventionniste. Il est universaliste et égalitaire : les programmes sont nombreux et leur couverture étendue, ils ont un effet unificateur sur la structure sociale. Il entraîne une forte démarchandisation de la force de travail. Ce régime est financé par l'impôt et géré par les administrations publiques.
On considère généralement que l'Etat-Providence français ne correspond à aucun type pur mais associe éléments conservateurs et éléments sociaux-démocrates, en mettant malgré tout l'accent sur les premiers.
Cette typologie permet la comparaison entre les Etats-Unis et la France. On peut ainsi opposer :
- Les niveaux de dépenses publiques par rapport au PIB, les niveaux d'imposition sur PIB etc. Les dépenses de santé représentent 12% du PIB aux Etats-Unis contre 9% en France par exemple. Le système le plus largement privatisé est aussi le plus coûteux…
- Les degrés de centralisation politique. Le système américain est caractérisé par une gestion décentralisée impliquant tous les niveaux de décision publique (gouvernement fédéral, états, comtés, villes) tandis que la France s'appuie sur l'administration centrale de sécurité sociale .
- les taux de couverture correspondant à chaque type de programme. En France, le débat sur la couverture maladie universelle (CMU) portait sur les deux millions de personnes non couvertes par la branche maladie de la sécurité sociale, soit environ 3% de la population. Par contraste, ce sont 39 millions d'Américains, soit environ 15% de la population, qui ne sont pas assurés contre le risque maladie.
- les différents modes de prise en charge des différentes risques sociaux. Le risque " famille " est couvert en France par un programme de type universel (jusqu'à récemment), les allocations familiales, tandis que le risque " chômage " est couvert par un régime assuranciel. Aux Etats-Unis, en l'absence d'allocations familiales, et face à la dégradation du système d'assurance chômage depuis les année 80, on estime que c'est l'AFDC-TANF qui remplit ce double rôle de couverture contre les risques " famille " et " chômage " pour les millions de femmes pauvres qui en bénéficient .
- On observe en outre que dans un cas, le Welfare State américain, assistance et assurance sont clairement séparées , alors que dans l'autre, l'Etat-Providence, les frontières entre les deux systèmes sont moins étanches. La fiscalisation des dépenses sociales - avec la création et l'extension de la CSG par exemple, tend à lier assurance et solidarité.
On pourrait multiplier les exemples à l'envie et passer en revue toutes les catégories d'intervention sociale de l'Etat. Tel n'est pas ici notre objet. Cette rapide évocation des différences entre Etats-Providence français et américain cherchait simplement à rappeler le contexte dans lequel s'inscrivent nos deux systèmes d'assistance sociale, systèmes auxquels nous allons à présent nous intéresser.

 

6.1.2. Exclusion contre dépendance

 

L'assistance sociale à la française répond au phénomène de l'exclusion. L'assistance sociale façon américaine fait face au problème de la dépendance. D'où viennent ces deux " typifications " du fait de pauvreté ? De ce que la France et les Etats-Unis évoluent dans des " espaces épistémologiques " distincts. En France c'est la " conception durkheimienne de la réalité " qui aurait le primat sur la manière dont la société s'appréhende elle-même : l'accent est mis sur l'unité du corps social, pensée à travers le concept d'intégration. La division du travail, en particulier,

" crée entre les hommes tout un système de droits et de devoirs qui les lient les uns aux autres de manière durable " .

Ainsi, le " bas de la société " est pensée sur le mode de l'exclusion, défaut ou échec de l'intégration. Privés de ce puissant vecteur d'intégration qu'est le travail, les exclus forment le cercle le plus éloigné du " feu de camp " social, de ces " relations sociales intenses " qui marquent l'appartenance à la société .
De nombreux observateurs ont montré que la théorisation française de la différenciation sociale avait connu un glissement de l'analyse en terme de classes, à celle en terme d'inégalités, pour aboutir au paradigme de l'exclusion. Mais d'Amérique, on rend hommage à l'Europe, qui sait penser la pauvreté comme une question d'exploitation et de pouvoir plutôt que comme un enjeu d'identité et de moralité.
Aux Etats-Unis, en effet, les notions utilisées par la société pour se penser elle-même sont notablement différentes. On parle de déviance et de marginalité plutôt que de déficit d'intégration ou d'anomie, de dépendance plutôt que d'exclusion. F-X.Merrien y voit le signe d'un enfermement dans " l'espace épistémologique utilitariste-individualiste " . Il y a, selon R.Castel, une " incapacité interne, dans une société dite d'abondance, à simplement poser la question de la pauvreté " comme un problème à la fois social et politique. Au contraire, on répond à la question " qui sont les pauvres ? " :
- des groupes dont la culture inassimilable - dans l'approche ancienne par la culture de la pauvreté
- des individus dont les comportements déviants heurtent l'éthique du travail - dans l'approche contemporaine par l'underclass.
En d'autres termes, les pauvres sont tenus pour responsables de la pauvreté. Assistés, les pauvres deviennent des " dépendants " incapables de s'en sortir au pays de la libre opportunité. C'est parce que les pauvres sont incapables de faire face à leurs propres besoins que les services d'aide sociale mettent en place une série de dispositifs pour identifier ces besoins, les transformer ou les satisfaire. Ainsi se justifient la " psychologisation " et la médicalisation des secours, deux traits distincts mais complémentaires du traitement de la pauvreté : le premier permet de poser le diagnostic, de justifier le statut de dépendant ; le second définit les soins à porter à ceux qui souffrent de pathologies sociales. Dans le premier cas, les pauvres sont des " clients " - les clients du casework ; dans le second, ce sont les " patients " des docteurs du corps et de l'âme - médecins certes, mais surtout chefs de travaux, personnel d'encadrement, puisque le travail est la principale thérapie contre la dépendance.
Selon S.Morel , ces deux conceptions opposées du lien social se traduisent par des coutumes d'assistance différentes : coutume solidariste en France, coutume du mérite aux Etats-Unis. L'insertion de ce côté de l'Atlantique, le workfare de l'autre, constituent les formes contemporaines prises par ces coutumes.
L'insertion est une notion transversale, intégrée à l'ensemble des politiques publiques : politiques d'accès à l'emploi, aux droits sociaux (santé, logement…), politique de la ville. Le RMI, qui incarne cette manière de penser la solidarité nationale, s'appuie sur deux innovations majeures : il récuse la coupure entre populations aptes au travail et celles qui ne le seraient pas (en rupture, donc, avec la coutume du mérite) et reconnaît, en plus du droit à l'assistance, le droit à l'insertion . Le RMI n'est pas un programme en plus des autres, qui viendrait compléter la gamme des dispositifs déjà existants; il participe de la refonte des méthodes et des techniques de l'intervention sociale. La nation toute entière étant impliquée, les mêmes règles doivent s'appliquer, peu ou prou, sur l'ensemble du territoire national, ce qui autorise S.Morel à parler du modèle universaliste français.
Au contraire, le workfare, dont les modalités sont déterminées localement, fait figure de devoir pour les bénéficiaires de l'assistance sociale : il est la contrepartie exigée par la société en fonction des deux objectifs que sont la restauration de l'éthique du travail et la réduction des coûts de l'aide sociale. Ce devoir est catégoriel puisqu'il s'applique à ceux des pauvres qui bénéficient d'allocations monétaires et sont socialement reconnus comme employables. Les pauvres réunissant ces deux caractéristiques sont des femmes seules avec enfants à charge : la catégorie de prédilection du workfare est la famille. S'inscrivant dans la tradition d'un Etat-Providence maternaliste, le workfare est aussi un instrument de politique familiale, utilisé pour restaurer des formes domestiques " convenables " (suitable).
Ces deux modèles d' " aide liée " mettent en avant des figures différentes de l'allocataire. Le RMI se donne pour objectif la réinsertion des exclus, exclus considérés comme les victimes involontaires des mutations en cours. Du coup, l'insertion, loin de se limiter aux marges de la société, engage la société toute entière ; c'est un impératif national, une question de citoyenneté sociale. L'insertion est l'institution sociale par laquelle le corps politique et social gagne la bataille de l'intégration sur l'anomie. Le workfare, lui, cherche à " soigner " des individus dépendants et passifs, à transformer leurs valeurs et conduites dysfonctionnelles. Que les dépendants regagnent le mainstream, tel est l'objectif du workfare, au terme d'une bataille non pas de la société sur elle-même, mais de la société contre ses pauvres.
La mise en avant de leurs différences ne doit pas masquer le fait que les deux systèmes insistent désormais sur l'importance du travail comme instrument du secours aux pauvres. A travers le workfare, à travers l'insertion, se révèle la superposition progressive de la logique du travail et de celle de l'Etat-Providence . Dans les deux cas, la grille de lecture, les concepts utilisés peuvent être les mêmes : on s'intéresse au travail " tel qu'il est régulé dans la logique assistancielle c'est à dire dans le cadre d'une institution dont la fonction spécifique est le traitement de la pauvreté " . On remarque ainsi que la relation salariale sert de référence dans chacun des deux systèmes. L'établissement d'un contrat - obligatoire pour le RMI, facultatif aux Etats-Unis, rend bien compte du fait que la norme utilisée dans la définition de la réciprocité entre l'allocataire et la société est celle de l'emploi salarié. La question de la désincitation au travail est réglée de manière semblable : TANF et RMI sont toutes deux des allocations différentielles " entre un plafond dépendant de la composition du foyer et l'ensemble de ses ressources " . Enfin, l'aide revient à des individus qu'on a identifiés comme à risque, bien au delà de l'idée de mutualisation des risques qui présidait à l'institution des régimes d'assurance : les politiques deviennent ciblées. En France comme aux Etats-Unis, on s'oriente vers une forme d'assistance qui met l'accent sur le travail comme le pivot des formules de droits et devoirs qui lient l'allocataire à la société et la société à l'allocataire.

 

6.1.3. L'Amérique vue de France : un contre-modèle ?

 

La nouvelle donne de l'assistance sociale américaine est largement commentée en France. Dans un rapport au Premier Ministre ayant pour objets la pauvreté et l'exclusion, le Conseil d'Analyse Economique propose une définition du workfare :

" L'indemnisation est considérée comme l'une des prestations sociales assurant une garantie de revenu ; alors la société peut imposer à l'individu certains types d'activités en contrepartie de ce revenu et pendant la période où il le reçoit " .

Mais le terme " imposer " sous la plume des commentateurs français n'a pas la connotation positive du terme enforcement sous celle de L.Mead ou des autres défenseurs de la réforme du welfare. Les analyses françaises - et européennes, du nouveau welfare ont souvent une dimension militante : de manière générale, le système américain inspire la méfiance. G.Procacci invite à se méfier de cette " 'américanisation' des politiques sociales européennes, invoquant le marché comme l'unique voie de décentralisation et de débureaucratisation " . J.Damon considère que les Etats-Unis sont passés de la guerre à la pauvreté à la guerre contre les pauvres et craint que la France, à trop se concentrer sur la thématique de l'exclusion, ne suive le même chemin . P.Rosanvallon met en garde contre la " judisciarisation " de la lutte pour les droits qui caractérise, selon lui, la situation américaine. Alors que l'Etat-Providence a pour vocation l'élargissement des droits sociaux, le système américain se contente de reconnaître des droits civils au prix d'une victimisation sociale des allocataires et d'une sélectivité accrue des programmes, relayant une philosophie à la fois communautariste et libérale . Ces critiques du modèle américain ont une efficacité rhétorique certaine : le système américain est un contre-modèle, l'exemple à ne pas suivre dans la réforme des politiques sociales françaises et européennes.
Pourtant, les propositions de réforme font bien souvent écho aux principes du workfare. P.Rosanvallon appelle à la constitution d' " obligations positives " entre l'Etat et les allocataires, à la création d'un quasi-secteur économique qui serait un espace de " resocialisation et de réapprentissage professionnel ", à un passage des dépenses passives d'indemnisation aux dépenses actives d'accès à l'emploi . Les réformateurs de Washington, les administrateurs du programme WEP à New York n'affichent pas des objectifs très différents… En France, comme aux Etats-Unis, le mode de pensée dominant de l'aide aux pauvres assortit l'indemnisation de conditions de comportements prenant notamment la forme de la mise au travail.

 
 

6.2. Homeless et SDF

 

Comment dans ce contexte analyser la situation des personnes sans domicile, les politiques publiques visant cette population ? Dans les deux pays, ce sont les schèmes généraux de compréhension de la pauvreté, exclusion d'un côté, dépendance de l'autre, qui servent à appréhender la question. Ce qui fixe à la fois l'étendue des différences et l'importance des points communs entre les deux situations…

 

6.2.1. Underclass de l'underclass, exclus parmi les exclus

 

Qu'on les appelle SDF ou homeless, les sans-abri sont pauvres, pauvres parmi les pauvres. Mais comme Paris et New York ont des idées différentes sur la pauvreté, les sans-abri ici et là-bas ne sont pas tout à fait les mêmes. Nous avons vu que les homeless constituent une fraction emblématique de l'underclass, cette nouvelle catégorie à penser (ou à éviter de penser) la pauvreté dont ils exacerbent les déviances et la marginalité .
En France, les SDF seraient plutôt les plus exclus des exclus, ceux dont les attaches reliant normalement l'individu à la société ont été coupées. Ils sont les " désaffiliés " des sociétés contemporaines, arrivés au bout du processus d'exclusion, cumulant non participation à l'activité productive et isolement relationnel . Ils sont " disqualifiés " du jeu social, à la fois discrédités aux yeux de ceux qui participent à la vie économique et sociale et d'eux mêmes. Ils sont le signe de la faillite de la société, qui n'a pas réussi à stopper à temps cet enchaînement d'expériences subjectives (stigmatisation, dégradation statutaire…) et d'échecs de l'intégration sociale (absence d'emploi, problème de logement, de santé, perte de contacts avec la famille…) faisant de ces individus des " indésirables " souvent indésirés d'eux mêmes .
Ces deux conceptions aboutissent à la mise en avant de figures différentes du sans-abri. Aux Etats-Unis, la dépendance est un vice de femmes, premières bénéficiaires du système de secours. Aux Etats-Unis, les sans domicile dont on parle sont des familles. Or le Monde ne fait pas sa une sur les familles SDF comme le fait régulièrement le New York Times. Est-ce à dire qu'il n'y a pas de familles sans-abri en France ? Sans doute les caractéristiques de nos politiques familiale et de logement ont contribué à limiter l'ampleur qu'aurait peut-être eu le phénomène en l'absence de logements sociaux, d'allocations familiales etc. Peut-être aussi les politiques de placement d'enfants dans nos deux pays (DASS-DISS contre foster care) n'interviennent pas de la même manière dans la gestion des " déficiences " des familles pauvres. Nous ne faisons que suggérer des pistes de travail, n'ayant pas connaissance d'études spécifiques sur la question. Nous pensons que la question des familles pauvres est pensée, jugée, évaluée différemment en France et aux Etats-Unis. S'il y a bien un problème de logement de ses familles en France, il est assimilé à un problème de mal-logement. La mobilisation des associations de défense porte sur des terrains différents : on bataille en France contre l'insalubrité des conditions de logement, aux Etats-Unis on réclame le droit à l'hébergement d'urgence. Dans les deux cas cependant, le problème du logement recoupe des questions de nationalité / ethnicité : les familles SDF américaines appartiennent aux minorités ethniques , les mal-logés français sont des familles issues de l'immigration, souvent originaires d'Afrique noire. Un rapport récent (mai 2001) du groupe d'études et de lutte contre les discriminations (GELD) a dénoncé la sélection et la discrimination de fait opéré par les offices HLM au nom de la mixité sociale .
On observe en outre un discours moralisateur semblable, remettant en cause les pratiques sexuelles, réelles ou supposées, de ces familles (polygamie et forte fécondité d'un côté ; naissances précoces et absence du père de l'autre).

Alors que l'Amérique semble avoir oublié les tramps et les bums, l'existence sociale des clochards subsiste dans une France qui reconnaît l'isolement relationnel comme une des caractéristiques de l'exclusion. La revue Politis, consacrant un dossier à ce thème en mars 2001, met en scène ces sans-abri de toujours, marginaux sympathiques qui font un pied de nez à la société :

" Dans la bibliothèque du centre Georges Pompidou, un SDF remplit l'air de ses ronflements. C'est Jeannot, il est peinard ici " .

Plus tard, on nous décrit Gégé comme " un gueulard enjoué ". Marcel, lui, aime sa liberté. On nous montre la photo d'un homme plutôt âgé, portant barbe poivre et sel et bonnet de laine, qui tient en laisse un petit chat, une poêle posée près de lui pour récupérer l'argent donné par les passants. Ces gars-là portent des noms bien de chez nous, ils ont le visage éternel de ce petit peuple des villes, au côté des titis parisiens et des vendeuses d'allumettes. Certes, on parle aussi des " nouveaux " SDF, plus jeunes, vivant dans des squats plutôt que dans la rue, toxicomanes plutôt qu'alcooliques, mais la référence aux " vieux " sans-abri persiste. Pour Politis, c'est d'abord la politique qui change, plutôt que les pauvres eux-mêmes…

 

6.2.2. Le monde des " sans "

 

Revenons justement sur les politiques françaises et américaines visant les SDF. Les similitudes y sont patentes. Les première tentatives modernes de prise en charge du non-travail des pauvres optèrent toutes pour le " renfermement ", qu'il ait lieu au sein de maisons de charité ou de l'Hôpital Général selon le mouvement analysé par M.Foucault . Dans les deux cas, la question de la " santé " (de la folie…) des pauvres se trouve posée; et les médecins d'intervenir, quoique plus tôt en France qu'aux Etats-Unis semble-t-il.
Homeless et SDF naissent pratiquement au même moment d'ailleurs, quelques trois siècles plus tard, au début des années 80 pour les premiers, au milieu de celles-ci pour les seconds. Et quand la question arrive sur l'agenda politique, les mêmes problèmes de décompte de la population apparaissent : on compte entre 98 000 et 800 000 SDF en France , entre 200 000 et 700 000 aux Etats-Unis. Sans doute " le problème SDF " n'est-il pas posé tout à fait dans les mêmes termes en France où il se trouve englobé dans la thématique générale de l'exclusion. Mais certains diraient que la France a simplement du retard… Les premières études françaises sur la question sont menées au début des années 90, sous l'impulsion du programme " Espaces publics : construction sociale de l'urbanité, gestion des espaces publics ". En 1993, alors que la première politique fédérale américaine ciblant cette population a vu le jour dix ans plus tôt, le Conseil National de l'Information Statistique (CNIS) crée un groupe sur les sans domicile. L'année suivante, l'INED se trouve impliqué. Depuis lors, les recherches américaines servent de modèle aux travaux français . De même, les mesures globales du continuum of care américain pourraient influencer la mise en place de structures nouvelles, au delà des dispositifs d'urgence qui prédominent encore en France.
Cependant, qu'ils concernent directement les SDF ou les homeless, les dispositifs d'intervention sociale oscillent entre répression et assistance. A Paris comme à New York, les patrouilles de police chassent les indésirables du centre des villes. En France comme aux Etats-Unis, la question SDF est associée à des enjeux territoriaux à l'intérieur des villes et entre celles-ci. En 1995-1996, des cités de province passent des arrêtés anti-mendicité. A New York, R.Giulani interdit le panhandling. Ici comme là-bas, les SDF constituent une menace pour l'espace public, que celui-ci soit occupé par les touristes, convoité par les entrepreneurs immobiliers ou défendu par les riverains. Dans tous les cas, il ne fait pas bon avoir des sans-abri sous ses fenêtres ou sur ses parvis et chaque ville doit arbitrer entre l'accueil et l'exclusion de ces populations. Comme à Chicago en 1920, on donne à Phœnix des tickets de bus pour venir à New York … Dans les McDonalds parisiens, il faut présenter son ticket de caisse pour obtenir l'ouverture des toilettes. Catherine, résidente du centre de passage, fut exclue d'un fast food new yorkais pour n'avoir pas consommé.
Face à " ce grand mouvement de privatisation de la ville " , la place des institutions de secours est problématique. Légitiment-elles la politique répressive ? Limitent-elles ses effets ? Souvent, des organismes privés se trouvent engagés aux côtés des pouvoirs publics sur le terrain de l'assistance, mais sont-ils justement aux côtés de l'administration ou bien au dessous, en position de subordination, en marge, créant un système alternatif, voire entre deux services publics, comblant les manques du système ?
Ces " arrangements " entre police et services sociaux, entre administration et associations affectent aussi la vie des SDF. Il semble bien, comme l'indique S.Mélhénas dans Politis, que

" dans un étrange chassé-croisé avec les forces de l'ordre, les gens de la rue se retrouvent pris au jeu d'un circuit parallèle (…) : celui des aides sociales " .

Alors que les journaux de rue commercialisent l'identité sociale des SDF à New York, à Londres, à Paris , certains n'hésitent pas à considérer ces SDF du nouveau et du vieux continent comme les victimes d'un " nouvel ordre social " mondialisé, d' " une sorte de trans-Etat global " . Les SDF seraient-ils des personnages-clés d'une sociologie de la mondialisation à construire ?


Dans ce chapitre, nous avons essayé de montrer qu'il est possible de comparer les modes français et américain de prise en charge de la pauvreté. Cependant, cette comparaison doit s'armer de précautions. Il est en particulier nécessaire de déconstruire les argumentations au nom desquelles sont menées ces interventions sociales, en distinguant autant que faire se peut les registres de ces argumentations : utilisation de concepts issus des sciences sociales, exploitation médiatique de la question, argumentaire d'ordre politique etc. De surcroît, comparaison ne signifie pas nécessairement unification des concepts : la confrontation de concepts différents, voire concurrents, est sans doute plus féconde. Au terme de l'analyse, il est sans doute possible d'élaborer des schèmes d'analyse permettant d'appréhender dans un même mouvement de pensée des politiques, des situations, des discours divergents. C'est ce qui est fait dans le domaine de l'assistance autour des notions d' " aide liée " et d' " obligations réciproques ". C'est ce qu'ambitionne l'approche, inaboutie à notre avis, qui analyse le phénomène SDF à travers celui de la mondialisation.
Ce chapitre est court et nous ne prétendons pas qu'il soit exhaustif. Nous avons plutôt voulu donner des idées de recherche, des pistes de travail dans un domaine qui semble peu attirer l'attention des chercheurs (au moins en ce qui concerne la comparaison homeless / SDF). Au terme de ce mémoire, il nous semble que l'articulation entre politique répressive et politique d'assistance, dans une perspective internationale, pourrait constituer une voie intéressante d'enquête dans ce domaine.