5. Le centre de passage de la gare : nouveau modèle ou nouvelle maison de charité ?

5.1. Présentation du centre et des conditions du terrain

5.1.1. Un centre de passage…
5.1.2. La " petite Française " de Bob

5.2. Un modèle alternatif d'aide aux SDF ?

5.2.1. Un mode de domination charismatique ?
5.2.2. Echapper au système

5.3. Le retour des maisons de charité ?

5.3.1. Le spectre de la prison
5.3.2. Charité et mise-au-travail : des formes anciennes de secours à la pointe du progrès

 

5. Le centre de passage de la gare : nouveau modèle ou nouvelle maison de charité ?


" Pour s'en sortir, il faut être responsable envers soi-même. Et la première étape pour s'en sortir, c'est de chercher un travail. Les gens ne devraient pas rester au centre - le centre, ce n'est pas leur maison, ce n'est pas une résidence, c'est juste un endroit où on peut prendre une douche, un bon repas et essayer de s'en sortir. " - Cynthia, une cliente du centre de passage, dans le journal de rue Upward, Novembre 2000


La politique new yorkaise de " secours " aux sans-abri traditionnels, i.e. aux adultes isolés, est surtout connue pour son versant répressif : la police, les vigiles du métro font usage de méthodes coercitives pour pousser les SDF hors des lieux publics. Or cette face médiatisée de l'action municipale ne saurait être efficace sans l'existence de structures d'hébergement, qui garantissent que les sans-abri ne retourneront pas aussitôt après en avoir été chassés dans l'espace public où ils sont jugés indésirables. On ne peut donc séparer répression et assistance, ou plutôt il faut analyser les secours à travers leur fonction de maintien de l'ordre public.
Une autre grille d'analyse possible consiste en l'observation des différences entre versant " adultes " et versant " familles " des services aux SDF. Contrairement aux services aux familles, les structures destinées aux adultes sans domicile, qui hébergent environ 7500 individus , ne sont pas unifiées : il existe plusieurs parcours possibles au sein du " système " et plusieurs types de structures coexistent. Les relations entre welfare et hébergement paraissent en outre beaucoup plus lâches : les adultes isolés sont traditionnellement relativement moins nombreux que les familles à bénéficier de l'aide sociale, et les adultes sans domicile le sont sans doute encore moins que les autres . Dans le même temps, les exigences en termes de travail formulées à l'égard de cette population semblent plus fortes. Les premiers plans de mise au travail ont concerné les résidents des foyers pour adultes, qui doivent aujourd'hui verser une partie de leur salaire ou de leur allocation à l'association qui les héberge à titre de loyer. Une des spécificités de la mise au travail des adultes vient aussi du fait qu'elle a souvent lieu à l'intérieur même de l'institution dispensatrice de l'hébergement, les adultes, qui bénéficient peu du welfare, prenant peu part aux activités organisées par celui-ci.
Ce chapitre est consacré à l'ethnographie d'un centre d'accueil de Manhattan présentant une des modalités d'hébergement des adultes sans domicile à New York (appelée drop in center, " centre de passage "). Nous conduirons cette ethnographie autour d'un double questionnement :
- le centre de passage de la gare (CDP) fait-il ou non partie du " système " new yorkais d'aide aux SDF ? En utilise-t-il les méthodes, en reconnaît-il les objectifs ? Secourt-il les mêmes populations ?
- le modèle de secours qu'il développe doit-il être considéré comme un nouveau modèle, comme une forme alternative d'aide aux sans-abri, ou, au contraire, comme un retour aux formes anciennes de prise en charge de la pauvreté dont l'archétype serait la maison de charité ?
Notre argumentation se déroulera en trois étapes :
- nous préciserons les caractéristiques de ce centre et les conditions de notre travail de terrain, en les comparant avec celles de notre enquête au centre pour familles.
- nous examinerons l'argumentaire de l'institution (présenté à la fois par le personnel et par les clients) faisant de CDP un modèle alternatif d'aide aux SDF.
- nous nous demanderons si, à l'inverse, le centre de passage ne joue pas pleinement son rôle au sein du système, en présentant une forme de secours qui répond à la fois à la volonté de désengagement public et à la perception sociale de cette catégorie de pauvres.
En conclusion, nous essaierons d'éclaircir les relations entre les logiques à l'œuvre dans les deux institutions où nous avons mené notre travail de terrain. Peut-on identifier, au delà des divergences manifestes, un mode commun de perception et de prise en charge du " problème SDF " ?


5.1. Présentation du centre et des conditions du terrain

 

5.1.1. Un centre de passage…

 

Le centre de passage de la gare est le plus grand des huit centres de passage de la ville. Il accueille une centaine de personnes chaque jour, environ 300 par mois. Les " clients " sont des hommes et des femmes de 18 à 60 ans, sans enfants. On vient au centre aiguillé par la police, les agents du métro, les bénévoles des soupes populaires, l'équipe d'outreach du centre ou le bouche à oreille. A l'origine, ainsi que l'explique Amy, responsable du suivi de ces centres à DHS, les centres de passage " sont censés donner de la nourriture, des vêtements et des soins médicaux. " Les drop in centers ne sont donc pas des centres d'hébergement à proprement parler. Il n'y a pas de lits où dormir ; les personnes y passent la nuit sur des chaises, dans la salle commune. Ils se distinguent donc par bien des aspects des foyers classiques, que ceux-ci soient " généraux " ou " à programme ". La porte d'entrée en est plus largement ouverte mais les services proposés paraissent plus sommaires : à moindre sélectivité, moindre mérite, moindre secours. Les parcours des résidents sont en conséquence très divers, de même que l'usage qu'ils font du foyer : les modalités d'utilisation des services, les durées de séjour sont très variables.
Comme tous les centres de passage, CDP est géré par une association à but non lucratif, association créée en 1989 par les chefs d'entreprise du quartier (business district). L'association est financée à 70% sur fonds municipaux, les 30% restants se décomposant entre les subventions de l'organisation patronale et celles des services de santé mentale de l'Etat de New York. CDP bénéficie aussi des recettes de la vente du journal de rue BigNews et de contrats avec une compagnie téléphonique (deux clients s'occupent de l'entretien des cabines téléphoniques du quartier). Sous l'autorité de John, le directeur depuis 1989 (quelques mois après la création), on compte, comme à CPF, une directrice adjointe à la comptabilité (Joyce), un directeur adjoint à la sécurité (André), un directeur adjoint " aux programmes " (William - poste équivalent à celui de Marta), auxquels il faut ajouter la directrice adjointe aux services sociaux (Teresa). La diversité de statuts apparaît comme une caractéristique de l'organisation du travail : les temps et les horaires de travail sont très variés, les contrats de travail vont du contrat de stage au CDI en passant par le CDD, le " contrat de formation " pour les résidents… La direction aime à mettre en avant la diversité de son personnel, la moitié étant censée être anciennement sans domicile, le reste se composant de travailleurs sociaux, d'universitaires, de journalistes et même d'un artiste peintre.

Les services sociaux n'occupent pas ici la place centrale qu'ils tiennent à CPF. Seules certaines catégories de clients utilisent les services des assistantes sociales : ce sont les " bons clients ", ceux dont on dit qu'ils sont en train de s'en sortir ou ceux qui ont été identifiés comme particulièrement fragiles (special needs), ceux en tout cas qui acceptent l'intervention des travailleurs sociaux. La salle commune est au contraire fréquentée par tous, fusse à des moments différents de la journée. Les va-et-vient sont nombreux mais c'est dans cette pièce, la plus grande du bâtiment, que les clients mangent, regardent la télévision, dorment, rangent leurs affaires, participent aux programmes… Les travailleurs sociaux n'y ont pas autorité, ou n'y ont qu'une autorité indirecte, en tant que membres du personnel. C'est le personnel de surveillance (qui se distingue des gardes en tenue) qui y assure une présence permanente et gère la vie quotidienne. Les travailleurs sociaux ne font qu'y passer pour venir chercher un client, mais jamais ne traversent la masse des chaises et des clients, certains d'ailleurs les appellent ces derniers depuis la porte de leur bureau…

 

5.1.2. La " petite Française " de Bob

 

17 octobre : je me rends à pied au centre de Manhattan, à mon premier rendez-vous avec John. Les services administratifs et financiers du centre de passage se trouvent dans un immeuble de bureaux : un consulat, des sièges sociaux… Mais ces bureaux-là ne sont pas vraiment cossus. Le secrétariat est envahi de cartons, les gens donnent l'impression de travailler les uns sur les autres. John arrive, accompagné de André, le directeur adjoint chargé de la sécurité. John me fait entrer dans son bureau et projette une cassette présentant le centre. Le film commence en noir en blanc, visages tristes de SDF, et finit en couleur, sourires de gens " en train de s'en sortir "… A la fin de la projection, John revient, accompagné de William, et me remet les deux journaux de rue édités par le centre : Upward, destiné aux SDF eux mêmes, et Big News, pour les passants. William part dans quelques minutes pour le centre de passage, un plus haut dans la rue, où se tient la réunion hebdomadaire du personnel des services sociaux. Trois étudiantes de NYU, en stage au centre, y participent. Les deux hommes m'invitent à les rejoindre.
Le centre est coincé entre un petit restaurant japonais et une église catholique, qui lui prête son sous-sol. De nombreux sacs poubelles dans le couloir qui mène à l'intérieur, passage du détecteur de métaux (mais sans contrôle pour moi qui suis avec William), arrivée dans une grande pièce avec des chaises, quelques tables, de grands amoncellements de sacs, et une quarantaine de SDF (surtout des hommes) qui mangent ou regardent la télé. Sur la droite, ce sont les services sociaux : une seule pièce mais plusieurs bureaux.
La réunion commence avec quelques minutes de retard. William me présente comme l'élève de Bob, une étudiante de la Sorbonne. Exclamations. A l'issue de la réunion, Teresa m'amène voir le petit bureau de Sœur Martine qui vient au centre deux fois par semaine avec une équipe de l'hôpital St Vincent. William me donne rendez-vous le mardi suivant, à 12h30, pour que nous discutions du travail que je pourrais effectuer au centre ; j'assisterai ensuite à la réunion des services sociaux.
Quelques jours après la découverte du projet de classe de Hunter College, Bob nous avait présenté CDP : il est le président de son conseil d'administration et cherche de nouveaux locaux pour le centre. Je lui avais fait part de mon intérêt pour cette " communauté ", ainsi qu'il a appelé le centre de passage, et, par son entremise, je ne tardai pas à rencontrer John. De fait, je fus dès le départ, pour le personnel en tout cas, l'étudiante de Bob, reconnue donc comme apprentie sociologue, pourvue d'une légitimité dans mes investigations. D'autant qu'on me demanda un petit travail en échange de ma présence : je dus dépouiller un questionnaire distribué aux participants du petit déjeuner mensuel destiné à mettre en contact gens de la rue et prestataires de services et proposer la révision de ce questionnaire. J'eus du coup la possibilité d'assister à certaines réunions internes : celles des services sociaux et celles du programme de logement.
A la fin du mois de novembre, mon travail pour CDP terminé, j'eus tout loisir de mener ma propre enquête : je pus venir à l'improviste, m'installer dans la salle commune, et attendre que le temps passe, le temps passant rarement longtemps sans qu'un client ne vienne s'intéresser à moi. Etre une fille, française, fut un atout non négligeable au cours de ces prises de contact. Ces premiers contacts avec les SDF se trouvèrent renforcés par des discussions informelles régulières et par une nuit passée dans un programme de lits paroissiaux avec cinq résidentes. J'eus donc le sentiment d'être acceptée, d'avoir su prendre ma place au sein de l'organisation et d'avoir une grande marge de manœuvre dans les investigations que je pouvais mener. Je réalisai finalement quatre entretiens avec des clients (deux hommes, Peter et Cody, deux femmes, Catherine et Tina) et quatre entretiens avec des membres du personnel (John, William, Teresa, André) .

 

5.2. Un modèle alternatif d'aide aux SDF ?
 

Le particularisme des centres de passage est revendiqué et par DHS - Amy parle de " structure alternative ", et par le personnel de CDP - William, le directeur adjoint aux programmes, oppose les drop in centers aux foyers d'hébergement classiques:

" C'est un service offert aux gens qui ne connaissent pas le système d'hébergement ou qui ne veulent pas y entrer. Le système est plus structuré, avec plus de règles. Dans un centre de passage, on exige moins des clients. Tu peux entrer et sortir à peu près comme tu l'entends. Dans un foyer, si tu ne reviens pas à l'heure, si tu violes le couvre-feu, tu perds ton lit. Ici, de toute façon, il n'y a pas de lit à perdre. "

C'est à un examen de ce particularisme revendiqué que nous voudrions nous livrer dans un premier temps. En quoi le mode de gestion de CDP diffère-t-il de celui mise en œuvre dans les autres structures, ou, du moins, prôné par DHS ? En quoi ses résidents sont-ils " des clients pas comme les autres ", qui, en recourant aux services du centre de passage échappent aux exigences du système ?

 

        5.2.1. Un mode de domination charismatique ?

 

" L'organigramme de CDP, c'est simple : c'est John en haut, et tous les autres au dessous de lui, tous en ligne. " (Joyce)
" John est l'homme le plus brillant que je connaisse, c'est un visionnaire. Il est courageux, il travaille beaucoup, j'ai appris beaucoup de lui. Je lui suis très reconnaissante. Il est extrêmement énergique. Nous maintenir tous en vie, c'est le défi qu'il s'est donné. " (Teresa)
" J'ai eu la chance de rencontrer le directeur. Il a été mon mentor dans ce métier. Il a fait appel à moi quand il a vu que je pouvais prendre de nouvelles responsabilités. " (William)

Dans l'organisation " conforme " qu'est le centre pour familles, Mario tire sa légitimité de compétences d'ordre bureaucratique (sa double formation de travailleur social et de businessman, son recrutement par le conseil d'administration…). Au contraire, dans cette structure " alternative " qu'est le centre de passage, la domination de John semble se fonder sur ce que M.Weber appela le charisme. Si Mario est le directeur de CPF, John est le chef, le père, le leader de CDP. Le pouvoir de John se fonde sur ses hauts-faits historiques : John est d'abord le fondateur de CDP. Alors qu'il est, comme Mario, employé par l'association gestionnaire du centre, John présente la création du centre comme son projet, son œuvre .
En menant une étude auprès des SDF du centre de Manhattan, enquête commandée par l'organisation patronale locale en 1988, il a découvert que ceux-ci n'étaient pas des milliers comme le croyait la mairie mais environ 600. Il a montré aux activistes qu'ils avaient tort d'accuser la cupidité des puissants : les sans-abri se tiennent pour premiers responsables de leur situation. Il est celui, qui, au nez et à la barbe des travailleurs sociaux et de leur approche psychosociale, a élaboré un nouveau modèle de secours, considérant les SDF comme des consommateurs qu'il faut attirer vers les services.
Les récits des membres du personnel que nous avons interviewé décrivent " la soumission au caractère sacré, à la vertu héroïque, ou à la valeur extraordinaire " du dirigeant. Le personnel manifeste à l'égard de John la " reconnaissance " indispensable, selon M.Weber à l'exercice de la domination charismatique. Le personnel du centre de passage, réuni autour de son chef, forme, conformément à la définition de Weber, une " communauté émotionnelle " . Les adjoints du directeur sont ces " hommes de confiance " . William rapporte d'ailleurs, dans la citation mentionnée plus haut, que l'attribution des fonctions et des postes se fait en fonction de " la seule intervention du chef " plutôt qu'en fonction de règles hiérarchiques administratives.
Cette approche " consumériste " constitue depuis lors la méthode CDP : on l'utilise à l'extérieur comme un moyen de vendre le centre, à l'intérieur comme un principe d'organisation des services. Censée rompre avec l'approche " paternaliste " et " stigmatisante " dominante, elle invite à la construction de nouveaux rapports entre personnel et clients. CDP emploie d'anciens SDF, il paie ceux qui participent à certains de ses programmes, admet différents niveaux d'implication des clients, valorise la chaleur des relations, cherche à créer une " communauté " (Bob), une " famille " (Teresa).
Surtout, le passage par le bureau des assistantes sociales est facultatif : le modèle CDP incarne le refus du casework. Trois des employés des services sociaux (Mike, Ophelia, Cooper) ne sont pas diplômés en travail social : c'est l'expérience, le contact avec les clients qui priment. Le pouvoir des assistantes sociales est contrebalancé par celui du personnel de sécurité. Un parti pris qui peut, nous l'avons vu , mettre l'organisation dans une position difficile vis à vis de DHS.
Cherchant à favoriser l'initiative et la créativité, à se détacher des pesanteurs bureaucratiques, l'organisation admet la joyeuse pagaille qui y règne parfois comme un signe de vitalité. On eut bien de mal à obtenir de John l'organigramme de l'association, qui se révéla plutôt flou : administration et services aux clients sont séparés (séparation correspondant aux deux localisations) mais les mêmes postes sont mentionnés plusieurs fois et les lignes de commandement se recoupent. William, conformément à son emploi de coordinateur, n'a pas de bureau personnel, et passe au gré des horaires de travail de ses collègues des services sociaux au bureau de la sécurité. Il est d'ailleurs admis que les bureaux soient occupés par les uns, par les autres (y compris par les clients qui viennent y téléphoner), selon les besoins et les disponibilités. Les réunions, qui commencent rarement à l'heure, sont souvent fixées du jour pour le lendemain et celles qui sont hebdomadaires risquent forts d'être annulées, écourtées, déplacées… En ce sens, CDP est bien une organisation " affranchie des règles " administratives, celles qui, sous l'influence de DHS, tendent à structurer les institutions du même type.
De fait, la position de l'organisation vis à vis des bureaucraties environnantes est assez ambiguë. C'est un univers difficile à comprendre, difficile à pénétrer, un univers dont on se méfie un peu. Les questions relatives au welfare que je pose à Teresa en cours d'entretien ont l'air de l'affoler. Elle va chercher Mike, puis Ophelia qui " devraient savoir "… D'ailleurs, on parle rarement d'aide sociale au cours des réunions du service de Teresa. L'association tient à développer une expertise autour des questions de logement - c'est, selon John, un moyen d'être bien vu de la ville : trois ou quatre personnes de différents services se réunissent toutes les semaines sur le sujet. Mais les questions de welfare semblent tenues à distance, en partie sans doute du fait de la méfiance traditionnelle de l'aide sociale à l'égard des populations telles que celle secourue par CDP. Le welfare est clairement maintenu hors de l'organisation : il est de la responsabilité des clients d'aller, s'ils le désirent, faire les démarches nécessaires pour obtenir ce type d'aide. Pourtant, CDP ne semble pas partager la suspicion commune à l'égard de cette forme de secours. Loin d'être considérés comme dépendants, les allocataires du SNA sont considérés comme des clients sur la bonne voie, en train de s'en sortir. Bénéficier de l'aide cash est, de l'avis de tous, et comme le dit ici Teresa, le meilleur moyen pour obtenir un logement :

" Nos programmes sont couronnés de succès quand chacun des membres d'un couple reçoit l'aide sociale. On met les revenus ensemble, on fait ça souvent, ainsi ils peuvent avoir un studio. C'est le meilleur exemple de succès qu'on connaisse, mettre deux revenus ensemble pour obtenir un logement. "

 

5.2.2. Echapper au système

 

Les clients de CDP sont-ils les consommateurs décrits par John ? Utilisent-ils les services du centre de passage en fonction de stratégies destinées à tirer le meilleur parti des secours qui leur sont offerts ?
Peter a 40 ans, il a l'air fort et soigné. Il vit à CDP depuis deux mois au moment de l'entretien (décembre 2000). Ancien travailleur social auprès de toxicomanes, il a lui-même consommé et vendu de la drogue en 1992 après le décès de ses parents. Il fut alors SDF pendant 5 ans. En 1997, il a retrouvé un logement, un emploi (chauffeur de taxi) mais a sombré à nouveau trois ans plus tard. Peter sait pourquoi il est à CDP, il sait ce qu'il attend des services du centre, il sait comment les utiliser. Vivre au centre de passage, c'est d'abord éviter les foyers traditionnels. Lors de sa première période dans la rue, il dit s'être rendu quelques fois dans ces foyers, quand il ne pouvait pas faire autrement, quand le temps était trop mauvais pour rester dehors. Mais ces endroits étaient " dégoûtants ; [il] n'y serait pas resté, on ne pouvait même pas aller aux toilettes, c'était horrible ". Ici, au contraire, " c'est pas mal du tout " ; d'ailleurs, c'est de lui même qu'il y est venu. Après quelques nuits à l'hôtel, il s'est rendu au poste de police de la gare :

" Je leur ai dit que j'avais besoin d'aide. C'était un dimanche, ils m'ont dit que beaucoup d'endroits étaient fermés mais que je pouvais venir ici. "

Peter se présente comme un homme déterminé :

" Ce que je voulais te dire, c'est que je veux travailler dur, me réintégrer à la société (get on the track again) ".
Il entend travailler, pour économiser, pour retrouver son emploi et son logement. CDP lui offre une partie des ressources nécessaires à ces objectifs. En plus de ses 30 heures de travail hebdomadaire comme agent d'entretien et coursier dans une entreprise du Queens, il travaille le week-end dans le cadre du programme d'emploi (PTE) du centre de passage :

" J'ai pensé que ce serait un bon moyen de gagner de l'argent, de faire plus d'heures. Le week-end, je travailler PTE ici. Comme ça, je me fais au moins 50 dollars. J'essaie de gagner le plus d'argent possible. J'en ai besoin pour racheter ma licence. "

Parmi les autres dispositifs qu'il utilise, le welfare figure en bonne place : Peter est allocataire de SNA-cash et reçoit des food stamps depuis quelques semaines. Il raconte comment il a réussi à obtenir ces aides en jouant sur le rôle du SDF décidé à s'en sortir :

" J'y suis allé et je leur ai raconté mon histoire, que ma mère était morte, que mon père était mort, que j'avais replongé, que je vivais dans la rue, que je vivais dans le parc. Vous aviez une lettre de centre de passage [procédure habituelle de demande de l'aide pour les résidents] ? Non, je n'ai pas pris la lettre d'ici. Non, j'y suis allé et je leur ai simplement dit que j'étais à la rue. J'avais mes papiers avec moi. J'ai expliqué que j'avais perdu mon boulot. Et que j'avais perdu mon appart' parce que j'avais perdu mon boulot. Que j'étais à la rue. Vous leur avez dit que vous habitiez ici ? Non, je ne leur ai pas dit. Ils te donnent 80 dollars de food stamps et 60 dollars cash par mois si tu es dans un centre de passage. Si tu es vraiment sans-abri, vraiment dans la rue… Je leur ai dit qu'il y avait trop de monde, que c'était vraiment dur, vraiment horrible, que je prenais une douche, que je prenais mes habits et que j'allais dormir sur un banc. "

Jouant sur le statut équivoque du centre de passage, Peter a parfaitement rempli son rôle de " consommateur " : il a identifié les services dont il avait besoin, et a fait en sorte d'obtenir tout son panier de biens en cachant aux producteurs sa carte de préférences. Peter incarne la réussite de la méthode CDP : il conçoit l'aide qui lui est donnée comme provisoire, il s'implique dans les programmes en fonction de ses propres objectifs, il utilise les ressources de l'extérieur, il a un " plan " et le poursuit. Il se conforme au profil du client idéal décrit par André :

" N'importe qui peut venir mais une fois que tu es là, il faut avoir un plan : 'Je ne veux pas rester ici vingt ans, je veux prendre soin de moi, me trouver un logement, me trouver un emploi.' Si tu as ce genre de plan, tu viens, tu parles avec ton assistante sociale, en même temps tu travailles avec PTE, tu trouves un logement et puis tu pars ! "

Au centre pour familles, le bon client accepte les procédures de contrôle censées permettre l'accès à l'autonomie. Au centre de passage, il prouve dès le départ sa capacité à l'autonomie, il montre qu'il sait utiliser les ressources de l'institution. Le bon client est celui dont on sera vite débarrassé, celui qui va rapidement se passer de l'aide.
Reste à savoir si la participation à tel ou tel programme relève de la liberté du consommateur ou si les clients de CDP échappent au système faute de pouvoir y entrer… Avec sa politique de porte ouverte, le centre de passage est bien " juste au dessus de la rue " : en ce sens, il présente une alternative pour ceux des SDF qui refusent les contraintes des foyers, l'intrusion des travailleurs sociaux dans leur vie privée etc. Dans le même temps, il recueille aussi ceux qui ont été exclus du système, ceux qui n'y ont pas accès, ceux qui ont atteint une situation de " désaffiliation " telle que les exigences des foyers représentent une barrière à l'entrée insurmontable, ceux que la police a amenés là parce qu'ils gênaient ailleurs. CDP héberge un certain nombre de parents dont les enfants ont été placés et qui n'ont du coup pas accès aux foyers pour familles, de personnes qui ont fui l'institution où elles avaient été placées, d'adolescents qu'on accepte malgré les règles de DHS.
Tina arrive de Caroline du Sud, elle a quitté son mari mais a du y laisser ses deux enfants. Elle essaie d'obtenir le welfare, une subvention pour un futur logement, mais ses enfants lui manquent, et être une femme au milieu de tous ces hommes est difficile. Faire partie du " système " eut peut-être rendu les choses plus faciles :

" Je voulais les prendre avec moi mais je n'avais pas l'argent. C'aurait été un long voyage en bus pour des enfants. Là-bas, ils se débrouillent bien à l'école, ils ont leurs affaires. Mais si j'avais connu les foyers pour familles, je les aurais amenés avec moi. Ca doit être plus facile d'être dans le système. Ici, c'est sans doute plus dur. "

A l'intérieur comme à l'extérieur du centre, les choix du consommateur se font dans un cadre institutionnel précis. C'est le personnel qui détermine si tel ou tel client peut participer à tel ou tel programme. L'implication du client dans les différents services du centre, censée signifier sa " progression ", son " retour au monde ", est d'abord celle que le personnel permet et reconnaît.

Comment décider des clients qui bénéficieront des possibilités de logement offertes par un nouveau programme municipal (appelé RAP)? C'est un des principaux objets des réunions hebdomadaires de la " cellule logement ". Ce 30 janvier, le groupe prend de l'ampleur : on se réunit dans le bureau de John, et William distribue un ordre du jour, pour la première et dernière fois des réunions auxquelles j'ai assisté. En plus de John et William, sont présents : Zoé, qui s'occupe de la recherche des logements, Gordon, qui travaille en soirée aux services sociaux, Cooper et Art, un jeune journaliste qui vient d'être embauché.
La réunion commence par un discours de John : il faut transformer le centre de passage en agence immobilière, il faut attirer puis sélectionner les clients potentiels. On organisera donc une réunion chaque dimanche matin, après le petit déjeuner (auquel 150 personnes participent) pour présenter RAP. Au cours de cette réunion, on récupèrera les coordonnées des personnes intéressées, on leur fera passer un questionnaire où elles pourront indiquer l'endroit où elles voudraient habiter et on remettra 5 dollars à chacune d'elle. On vérifiera que les personnes candidates disposent de revenus suffisants. Leur dossier sera transmis à DHS et Gordon rencontrera individuellement les logés potentiels.
Zoé a trouvé un appartement, Art doit aller le visiter le lendemain. Quel client l'accompagnera ? Gordon a d'ores et déjà les noms de 52 candidats, mais la plupart sont écartés d'emblée : ils ne sont pas encore prêts, on ne sait pas comment ils pourraient réagir face au propriétaire… John voudrait envoyer une femme, il y en faut une qui présente bien et chacun défend sa cliente. J'apprends le mardi suivant que c'est finalement Cynthia qui y est allée. Certains la trouvaient trop imprévisible mais, comme elle a un copain, c'est une des personnes les plus susceptibles de réunir les revenus suffisants à une location. Ce genre de processus interne de sélection est à l'œuvre quotidiennement à CDP : qui ira dormir cette nuit dans un lit paroissial ? qui profitera du cours qu'une volontaire se propose de donner ? qui participera à PTE ou obtiendra le droit de rester toute la journée dans le centre ? A chaque fois, le mérite des clients, leur conformité aux normes de l'institution sont évalués et servent de base à l'attribution des secours.

Le centre de passage se présente comme un refuge vis à vis de l'extérieur, refuge par rapport à la rue, bien sûr, mais aussi par rapport aux institutions traditionnelles d'hébergement. Cette place particulière au sein du système, ou plutôt en marge de celui-ci, est supposée se traduire, à l'intérieur, par des formes nouvelles de secours. Pourtant, on retrouve ici comme ailleurs les dispositifs de sélection et d'évaluation du mérite qui caractérisent l'aide aux pauvres. Est-ce à dire que CDP ne serait pas aussi affranchi que son chef le revendique des règles du " système " ? Est-ce à dire que le modèle qu'il développe, loin d'être original, reproduirait les structures de domination observées ailleurs ?

 

 

5.3. Le retour des maisons de charité ?
 

Certains clients ne font pas que passer au centre de passage : les uns y restent des années, les autres y font des séjours répétés. A CDP d'ailleurs, on ne passe pas comme on veut : les clients les moins impliqués dans les programmes, c'est à dire ceux que le centre est censé secourir en premier lieu, ne peuvent y venir que de huit heures du soir à huit heures du matin. Aux gardiens, il faut prouver que l'on appartient à la bonne catégorie, celle qui a le droit d'être dans les murs au moment où on veut entrer. Le turnover dont se vantent les dirigeants est donc un construit de l'institution : si les pauvres ne sont pas dans les murs, c'est parce qu'ils ont été confiés à d'autres organisations (de l'hôpital à la prison), c'est parce qu'ils sont dans la rue, du fait des règles du centre. A CDP, en outre, on dort sur des chaises, on n'a droit qu'à deux bagages par personne, on ne peut utiliser les douches qu'à heure fixe.
Le modèle fut ainsi conçu par DHS : un service destiné à libérer la rue de la présence des SDF , un service minimal pour les pauvres qui n'acceptent pas les contraintes des foyers classiques, un service de toute façon provisoire, l'antichambre du système. Répression, enfermement, surveillance constituent donc l'envers du discours de John : CDP est une prison charitable, un refuge coercitif, une nouvelle poorhouse.

 

5.3.1. Le spectre de la prison

 

La méfiance à l'égard des travailleurs sociaux se traduit par la mise en avant d'une catégorie de personnel inexistante au centre pour familles, une catégorie distincte des gardes en tenue mais dont la fonction de surveillance est explicite. Les " directeurs assistants " (ADs), présents 24 heures sur 24 dans la grande salle (à leur bureau, non loin de la télévision, ils vont généralement par deux), assurent un contrôle visuel permanent sur les résidents. Toutes les heures, ils notent sur un registre le nombre de personnes présentes, les incidents à rapporter : " 28 novembre, 14 heures, 22 hommes, 5 femmes, tout est calme ", note Jenny avant de se remettre à discuter avec les gens du premier rang. Leurs interventions sont peu nombreuses, mais le regard s'exerce : ils observent, ils écrivent . On connaît les prénoms, les visages, on sait à qui appartient ce sac, cet anorak laissés sur une chaise vide. Les ADs sont les seuls membres du personnel à passer entre les rangs, entre les groupes de clients. Ils sont d'ailleurs les premiers interlocuteurs des nouveaux venus : ce sont eux qui procèdent à l'admission, qui décident que tel client aura une place pour la nuit ou sera référé aux services sociaux. Ils sont en outre les seuls employés que la plupart des clients connaissent directement : ce sont eux qui organisent la queue pour les repas, qui distribuent les chaises au moment du coucher, s'assurent que les participants de PTE respectent leur emploi du temps. Ils assurent la discipline au sein du centre, puisque comme le dit André, leur supérieur hiérarchique, les clients sont inaptes à se réguler eux-mêmes, à adopter des comportements adultes :

(André rapporte une des discussions qu'il est amené à avoir avec les clients qui ont violé les règles et dont il doit décider de la sanction)
" Tu n'es pas encore adulte. Le seul moyen pour me montrer que tu es adulte, c'est de te trouver ton propre endroit pour vivre. Et agir en être responsable. Alors je considérerai que tu es adulte. Comment peux-tu prétendre être adulte si tu vis sur une chaise ? Tu as ce petit boulot là. Tu achètes de la drogue avec l'argent que tu gagnes. Tu es un enfant. Je vais donc t'imposer des règles et tu vas devoir les suivre. "

Sur leurs chaises, devant l'écran de télévision, les clients sont irrémédiablement placés en situation d'infériorité : ils ont moins de valeur que l'homme " normal ", incarné ici par les personnes chargées de les secourir. La discipline introduit " des dissymétries insurmontables et [exclut] les réciprocités " . Les comportements des clients sont interprétés en termes moraux : il s'agit de montrer que ceux-ci s'écartent des normes pour pouvoir mettre en œuvre les dispositifs destinés à les ajuster au monde. Pour André, le problème SDF renvoie à la question des valeurs, valeurs que l'organisation doit rétablir en son sein à défaut de voir leur promotion étendue à toute la société.

" Quand ils grandissent, pas d'éducation. Comment tu veux trouver du travail? Un travail qui peut te permettre de subvenir à tes besoins, avoir une famille à toi. Y'a pas moyen ! Comment ils peuvent se faire de l'argent? Avec un flingue. A 17 ans, 18 ans, cambriolage, ils achètent un flingue, c'est tout. Leur vie est si confuse, parce qu'ils n'ont pas de valeurs familiales. (…) Avant il n'y avait pas autant de sans-abri dans les rues. Les gens sont pauvres. Certains pays sont pauvres. Tu sais ce dont l'Amérique a besoin : de valeurs familiales. Il faut qu'ils aiment leurs enfants. "

L'appel à la constitution d'une famille, d'une communauté au sein de cet univers surveillé n'a donc rien d'étonnant. Il relève de la volonté de moralisation des pauvres.
Face à ces gardiens, les clients adoptent les comportements d'internés, de détenus (inmates). Ils font, aux autres clients, à l'enquêtrice, le récit de leur vie, ils racontent longuement, précisément, l'histoire qui les a amenés là . Cody explique qu'il a connu trop d'événements tragiques dans sa vie, qu'il a vu mourir deux de ses frères, son fils, son père, qu'il a vu son enfant placé dans une famille d'accueil, qu'il a tout perdu en prison : sa petite amie, son intimité, ses allocations sociales. Fatima raconte comment elle a fui la France, où sa famille la menaçait, comment elle s'est retrouvée sans un sou à New York, obligée de quitter le YMCA où elle logeait jusque là et de venir à CDP. A ces récits, correspondent des comportements conformes aux attentes du personnel de surveillance. Certains clients ont fait leur la vie de l'institution et reviennent chaque soir depuis des années prendre leur snack, leur douche, leur chaise. Ils ne deviendront pas " autonomes " mais, au moins, ils ne font pas parler d'eux. Ils font partie des personnalités de l'institution, dont ils sont en quelque sorte la mémoire : ils observent les passages des clients, du personnel et en racontent les histoires. Le personnel en parle avec bienveillance : on pense qu'ils sont un peu fous, mais qu'ils sont gentils, reconnaissants, faciles à vivre. D'autres, comme Peter, jouent le rôle du client idéal, bien décidé à s'en sortir, et d'ici là, à jouer le jeu de l'institution.
D'autres comportements constituent, par contre, ce que E.Goffman appelle des " adaptations secondaires " à l'institution. Les clients utilisent des moyens détournés, interdits pour obtenir des satisfactions non prévues par les règles de l'institution. Tina raconte comment elle réussit à rester à l'intérieur du centre alors qu'elle n'en a normalement pas le droit :
" Les porteurs de cartes blanches sont supposés partir. Ils ne peuvent pas rester ici, ils doivent revenir à 20h . Mais bon, moi, j'ai une carte blanche et je reste ici. Il y a beaucoup de gens qui restent. Les gardiens ne te disent pas de partir ? [elle rit] Si, mais je dis que j'ai une carte orange. Quand ils me demandent quelle carte j'ai, je dis que j'ai une carte orange. Je leur dis ça quand ils me demandent, et ça marche !"

En réalité, adaptations secondaires et " conformisation " aux règles de l'institution sont deux stratégies complémentaires, qui peuvent être entreprises par les mêmes clients. Si Tina arrive à faire croire qu'elle a une carte orange, c'est parce que son comportement, son engagement dans les activités du centre n'ont rien à envier à ceux des porteurs de cartes oranges : elle dort dans un lit paroissial, elle travaille avec PTE, elle a fait une demande pour le welfare etc. De même, le détournement des règles de l'assistance par Peter est le signe qu'il a compris les règles du système, qu'il fait tout pour s'en sortir.
Que penser des résidents qui obtiennent des satisfactions illégitimes au contact des autres clients ? Le personnel a toujours du mal à faire face aux couples qui se forment dans la salle commune. Il hésite à les reconnaître : le centre n'est censé héberger que des individus isolés, et le fait d'être en couple risque de les encourager à rester dormir sur des chaises (les lits paroissiaux ne sont pas mixtes). On craint les joutes masculines, les jalousies féminines. Pourtant, nous l'avons vu, ce sont les couples qui obtiendront le plus facilement un logement… Les " marges d'autonomie " des clients leur permettent aussi de participer à la construction de leur identité au sein de l'organisation.
Bill n'est pas le sans-abri alcoolique qui participe au programme de santé mentale de CDP (appelé ICS), c'est un baroudeur, un dur à cuire : à Porto Rico, il a vendu du jus de coco dont il ventait les vertus médicinales ; dans le Vermont, il passe la nuit dans sa cabane au sommet d'un arbre à observer les étoiles et à boire du cognac ; il porte des cicatrices sur le ventre, héritées d'une bagarre au couteau avec la mère de ses enfants…Bill refuse explicitement la construction sociale du " pauvre dépendant " : il accepte du centre de passage " le genre d'aide dont il a besoin mais refuse de croire à cette histoire qui raconte que le foyer l'aide à rejoindre le mainstream " . S'il participe à ICS, c'est parce qu'il doit faire croire qu'il se soigne pour recevoir SSI. Et vendredi, en touchant son chèque, il ira s'acheter à boire…
Cette " mentalité de prison ", ainsi que Tina l'appelle, pose problème aux dirigeants de l'institution. D'une part, les adaptations secondaires des clients menacent les objectifs de l'organisation, d'autre part, le modèle de la prison ne correspond guère à l'image que CDP veut se donner et renvoyer à l'extérieur. Ce qui doit apparaître au dehors, c'est la bienveillance, la compassion : le centre de passage a malgré tout besoin des assistantes sociales. La présence des ADs doit être contrebalancée autant que faire se peut par celle de travailleurs sociaux, ainsi que l'explique William :

" Ce que John veut, c'est qu'on est des cadres des services sociaux dans le centre de 6 heures du matin à minuit. Dans l'idéal, il faudrait qu'ils soient présents 24h/24. Mais avec notre budget, on est content d'avoir atteint ce degré de présence. "

Cependant, on ne saurait réduire cette valorisation inattendue des services sociaux à une stratégie d'adaptation aux attentes extérieures. En réalité, ce sont les relations de pouvoir au sein du personnel qui sont en jeu. Qui exerce son autorité, sur qui, en quelles circonstances, telles sont les questions auxquelles il faut répondre quotidiennement pour maintenir, vis à vis des clients, une impression d'unité et de cohérence. Les conflits naissent au moment où le client est amené à passer de la salle commune aux services sociaux, de l'autorité des ADs à celle des travailleurs sociaux. D'un côté, des hommes (et une seule femme) tous noirs qui ont arrêté tôt leurs études et ont parfois connu une situation proche de celle des clients ; de l'autre, des hommes et surtout des femmes, majoritairement blancs, qui ont pour la plupart fait des études supérieures. William rapporte ainsi que certains des ADs accusent les services sociaux de racisme à l'égard des clients : il serait plus souvent reconnu aux blancs qu'aux noirs le droit de rester au centre dans la journée. La contestation par le personnel de surveillance des compétence des travailleurs sociaux (en l'occurrence déterminer l'état de " fragilité " des clients) apparaît comme une revendication de statut. La structure hiérarchique apparemment souple de l'organisation ne permet pourtant pas un passage facile de la salle commune aux services sociaux (William est un des rares à avoir connu ce parcours). Les ADs revendiquent le fait d'être en contact permanent avec les clients comme un signe de compétence, tandis que la volonté de la direction d'étendre la présence des travailleurs sociaux doit être comprise comme un moyen de contrôle de la base.
Le centre de passage n'est pas une prison : les entrées et sorties en sont relativement libres et la salle commune est trop " communautaire " pour faire office de cellule. Ce que nous avons voulu montrer dans cette section, c'est que le modèle consumériste de la direction recouvrait un univers de surveillance et de moralisation des résidents. Si les résidents font des choix, développent des stratégies, ceux-ci se font plus dans le cadre d'une adaptation au régime de surveillance que dans celui des contraintes de budget. Pour autant, le point de vue de l'institution, et de ses acteurs, mérite d'être pris au sérieux. Le modèle développé par CDP doit être compris en termes dynamiques. Il y a des enjeux de pouvoir derrière les choix de gestion du centre. Compassion des travailleurs sociaux ou discipline des gardiens : ce sont les relations de pouvoir entre l'institution et son environnement, entre les différentes composantes du personnel qui déterminent la nature des arrangements institutionnellement établis entre ces deux modes de direction.

 

5.3.2. Charité et mise-au-travail : des formes anciennes de secours à la pointe du progrès

 

Les maisons de charité du XIXè siècle avaient adopté la mise au travail et l'enfermement comme modes de prise en charge de leurs résidents. Le centre de passage recourt lui aussi aux activités charitables et cherche à développer des programmes de travail à l'intérieur de ses murs.

6 heures, un samedi matin, à la pointe nord de Manhattan : Tina fume une cigarette, elle serait bien restée au lit un peu plus longtemps. Déjà pourtant le bus nous attend devant l'église qui nous a hébergées pour la nuit : il faut regagner le centre de passage. Nous n'avons pas eu le temps de prendre notre petit déjeuner, mais, dit Catherine, on se rattrapera un peu plus tard : il y a une soupe populaire à 9 heures au drop in center.
Le bus nous y dépose une heure plus tard ; une dizaine de personnes, surtout des hommes, attendent devant la porte. Catherine explique qu'il faut faire ainsi la queue dehors jusqu'à ce que le repas commence. Ensuite, on sort à nouveau en attendant que les bénévoles aient fini de nettoyer, et à 11 heures, normalement, le centre rouvre ses portes. La queue s'allonge : une soixantaine de personnes maintenant. On appelle d'abord les femmes, à qui un SDF-volontaire distribue des tickets. Nous sommes une dizaine à descendre, bientôt suivies par les hommes. Une vingtaine de tables de 6 ont été installées dans la salle commune. Rachel s'installe, je m'assied avec elle.
Rachel est une femme d'une cinquantaine d'années, elle vient d'être expulsée du home pour adultes où elle avait été placée après sa sortie de l'hôpital. Elle s'est présentée devant le centre quelques minutes plus tôt. Cédric, un SDF venu d'Angleterre, lui a expliqué qu'il fallait aller voir l'AD de service et lui expliquer sa situation. Elle avait peur de rentrer, je l'ai accompagnée. Mais l'AD a été ferme : pas d'admission pendant la soupe populaire, qu'elle revienne plus tard. " Reste manger ", a dit Cédric.
Les bénévoles sont nombreux, sans doute une quarantaine, du lycéen à la grand-mère, la plupart blancs, quelques-uns asiatiques. Ce sont des paroissiens de l'église du dessus, tout sourire, empressés, serviables, Ils quadrillent la salle commune. Chacun a sa tâche : distribuer l'eau, le jus d'orange, les viennoiseries ou les pâtes, servir ou desservir le couvert. Les bénévoles sollicitent la conversation, mais ça ne prend guère. Les clients ne parlent pas beaucoup, mangent un peu, partent rapidement. Et puis, il faut faire face à l'arrivée de nouvelles personnes, les chaises ne restent pas vides très longtemps. Rachel et moi ressortons à 9h20 et l'attente reprend, devant la porte, de l'autre côté de la rue, près d'une source de chaleur, dans l'église, à la gare, dans ces lieux qui accueillent chaque samedi matin les SDF mis à la porte du centre. A 11h, nous redescendons : les gardes ont repris leur place, détecteur de métaux au poing.

CDP serait-il une nouvelle maison de charité ? Plusieurs des services proposés par le centre ont en tout cas la charité pour origine : les lits paroissiaux et la soupe populaire bien sûr, mais aussi le don de vêtements aux clients, le groupe de " partage d'expérience " qui se réunit dans la grande salle une fois par semaine… Pendant ces activités, les règles du centre de passage sont remplacées par d'autres, les relations secourant / secouru diffèrent. Les SDF ne sont plus des clients qu'il faut surveiller et soigner mais des hommes " dans le besoin " auxquels d'autres hommes, " de bonne volonté " , et non des travailleurs sociaux ou des agents de sécurité, viennent en aide. La bénévole qui passe la nuit avec les clientes de CDP l'explique :

" L'important, c'est de les écouter, d'être là, de prendre le temps. "

Le samedi matin, les gardes sont absents et, contrairement au temps de semaine, on tolère que les clients fument devant le centre. L'aide se veut désintéressée, sans contrepartie, une aide entre frères - du coup, nombreuses sont les soupes populaires réservées, de manière plus ou moins avouée, aux pauvres de la paroisse, du quartier. La charité s'accompagne du déni du droit à l'assistance ; l'aide dure tant que dure la bonne volonté. Et la bonne volonté peut se faire attendre : les bus pour les lits paroissiaux passent " le soir " (Mike), sans autre précision, d'ailleurs, Marcy, attendant dans la salle commune, ignorait si elle allait pouvoir y dormir cette nuit là. Tina a bien du mal à comprendre pourquoi les femmes n'ont accès aux lits paroissiaux que deux nuits par semaine alors que les hommes en profitent cinq nuits sur sept : le curé de la paroisse explique qu'on manque de volontaires. Les bénévoles " aiment " les SDF, qui doivent attendre des heures durant que le petit déjeuner commence, qui doivent manifester leur reconnaissance, répondre à leur sourire.
Le groupe de partage du mardi après-midi (life experience sharing group), qui réunit 4 à 6 résidents autour d'une religieuse et d'un laïc, encourage les résidents à se " motiver ", à se " fixer des objectifs ", à " persévérer ", à " avancer ". Chaque participant est invité à parler à la première personne pour témoigner auprès des autres de la manière dont il développe ces qualités et lève les obstacles qui l'empêche de réussir…
Le renouveau des activités charitables, répondant à la croyance en leur efficacité pour aider les sans-abri, est significatif de l'évolution actuelle des modes de prise en charge de la pauvreté. La charité permet le désengagement des pouvoirs publics. Elle met au goût du jour des modes anciens de sélection des pauvres tels que le critère de résidence. La charité a sa place dans le système : elle est la dernière possibilité de secours offertes aux pauvres les moins méritants. Elle utilise pourtant, comme la bureaucratie publique ou privée, la " dégradation statutaire " et la moralisation comme conditions de l'aide. Les pauvres sont maintenus dans une situation de subordination tant par les règles de l'assistance sociale que par la gift relationship de la charité. Poser la charité comme la réponse adéquate au problème revient à

" inhiber les actions agressives et directes qui pourraient être entreprises par les pauvres pour leur propre compte, actions essentielles à la réforme politique " .

Le centre de passage croit en outre, comme les maisons de charité du XIXè siècle, à la mise au travail des pauvres à l'intérieur de l'institution. Un des moyens pour les clients de témoigner de leur volonté de s'en sortir est de participer au programme de travail appelé PTE (Pathway to Employment) : 16 heures par semaine, les participants réalisent un certain nombre de tâches en fonction des demandes du personnel et à des horaires choisis par celui-ci. Chaque " travailleur PTE " a ses jours de travail au cours desquels il doit être à disposition des ADs qui l'assigneront, quand le besoin s'en fera sentir, à tel travail de bureau ou de nettoyage. C'est ce qu'on apprend au cours des trois réunions de formation qui introduisent les clients dans le programme: accepter n'importe quelle tâche et l'exécuter convenablement ; c'est en tout cas ce que Tina en a retenu :

" On te dit que si tu es PTE, et que le personnel te demande de nettoyer quelque chose, la salle de bains par exemple, tu dois le faire. Mike te dit : " lève ton gros cul de là et fais-le ! Tu dois faire tout ce qu'on te dit de faire. " On te dit aussi de bien travailler, d'être organisée. Le plus important, c'est de travailler. "

Les clients des premiers rangs sont souvent des participants au programme qui viennent régulièrement solliciter l'AD de service, lui demander quand ils pourront travailler, qui essaient de négocier la tâche à effectuer. Présenté comme un signe de la confiance du centre à l'égard de ses clients, le travail des résidents permet aussi au centre de limiter le recours à un personnel d'entretien professionnel, de faire tourner la cuisine… Ces activités, aujourd'hui rémunérées au salaire minimum (5,15 dollars de l'heure) , étaient auparavant payées au forfait, environ 50 dollars par semaine. Dans les deux cas, le salaire est limité mais il contribue à l'amélioration du sort des résidents, ainsi que le rapporte William .

William décrit ici la première version du programme, rémunérée au forfait : " Nous leur donnions un revenu qui leur permettait d'acheter une carte de métro, des cigarettes. Ce travail à temps partiel leur permettait d'avoir de l'argent pour se déplacer, de l'argent de poche pour acheter des cigarettes, des bonbons, ce qu'ils voulaient. "

Ainsi, comme l'écrit E.Goffman,

" bien que la nature des tâches dérive des besoins de l'institution, on assure au patient que ces tâches l'aideront à réapprendre la vie en société, que sa capacité et sa bonne volonté à les réaliser seront considérées comme une preuve de progrès " .

Si le programme n'est pas obligatoire, la quarantaine de personnes qui y participe est considérée comme le " bon grain " parmi les clients. Elle obtient plus facilement certains privilèges comme celui de rester au centre pendant la journée ou de dormir dans un lit paroissial.
La fonction sélective du travail se trouve donc reproduite à l'intérieur de l'institution. Dans le même temps, la participation au programme est largement conditionnée par le fait d'avoir été repéré par le personnel comme bon client potentiel. La mise au travail institue une hiérarchie entre les clients, entre ceux qui sont travailleurs PTE et les autres, entre les PTE qui ont une tâche fixe (ceux qui travaillent à la cuisine - pour des raisons d'hygiène dit-on) et ceux qui passent d'une tâche à l'autre au gré des demandes du personnel. Le programme de travail dans les murs participent des fonctions de surveillance remplies par le centre : l'institution a pour ambition la " rééducation " complète et totale des individus qui lui sont confiés et paradoxalement ce retour au monde ne peut se faire que hors de ce monde. Le type de mise au travail proposé par CDP remplit d'ailleurs les critères du workfare pour adultes : il s'agit d'un workfare strict qui privilégie l'activité à la formation, le court terme au long terme.

En leur temps, les maisons de charité furent accusées de ne pas sélectionner suffisamment les pauvres et du coup, de faillir à leur mission de mise au travail et de réduction des coûts de l'assistance . Les mêmes critiques peuvent semble-t-il s'appliquer à CDP. Avec sa politique de porte ouverte, il accueille aussi bien des malades mentaux que des hommes en pleine force de l'âge, des travailleurs pauvres aussi bien que des " parasites " de la société. De fait, seuls 40% des résidents réguliers du centre participent au programme de travail, cette proportion étant bien moindre si l'on tient compte de la rotation, malgré tout, importante des clients. Le workfare a beau être strict, il demeure faible : ceux qui y participent effectivement sont un minorité.
Le centre de passage représente-t-il l'échec du système ? Nous ne le croyons pas. Si la sélection à l'entrée est réduite, les dispositifs de sélection interne prennent efficacement le relais. Le système des cartes, carte blanche pour les moins bons clients, carte orange pour les meilleurs, ordonne les droits et les devoirs des clients. Deux catégories de clients sont favorisés : ceux qui tirent leur mérite du travail (PTE, WEP, emploi salarié) et ceux qui tirent leur mérite d'une incapacité personnelle à travailler - à CDP, on les appelle les " besoins spéciaux " : considérés comme malades mentaux, ils sont les seuls à avoir le droit de rester dedans 24h/24. Tina vient d'obtenir un place dans un lit paroissial : après un mois au centre, 10 jours de participation à PTE, elle semble avoir fait ses preuves et espère " passer carte orange bientôt ". Bill, lui, a perdu sa place : on lui a dit qu'il buvait trop. La distribution des cartes, l'affectation des clients dans les différents programmes fonctionnent comme un système de privilèges au sein de l'institution : les clients méritants obtiennent des gratifications (dormir dans un lit, travailler à la cuisine), les autres se trouvent punis et perdent tout ou partie des services dont ils bénéficiaient.

" Les endroits où l'on dort et où l'on travaille sont clairement définis comme des lieux où s'exercent des privilèges, et les résidents passent fréquemment et ostensiblement d'un lieu à un autre, ces mouvements constituent un moyen de l'administration pour les punir ou les récompenser de leur coopération " .

Le centre de passage joue un rôle précis : il libère la rue de la menace des SDF, il constitue une porte d'entrée parallèle dans le système, celle des pauvres peu méritants, qui ont droit à de moindres services et à une surveillance stricte. Le personnel ne s'y trompe pas : il justifie toutes ses interventions par la nécessité d'aider le client à atteindre le niveau qui lui permettra d'entrer dans un foyer classique, ou de trouver une chambre. Il reconnaît lui-même l'indigence des secours qu'il délivre. Comme les autres foyers, le centre de passage cherche à former de bons pauvres et le mode de gestion qu'il développe accompagne le retrait des pouvoirs publics. Quand la direction en appelle au consumérisme, à la constitution d'une agence immobilière (RAP), d'une agence d'intérim (PTE), elle soutient le modèle de gestion entrepreneurial qui plaît tant à la mairie. Elle utilise les mêmes procédés de légitimation que la direction du centre pour familles, par ailleurs si différent.

La réunion des services sociaux du dernier Halloween présente un condensé de la vie de l'institution : elle dévoile les relations entre travail social et surveillance, les rapports au " système ", les enjeux de la moralisation et de la mise au travail…
Aujourd'hui la réunion commence avec 45 minutes de retard : " On attend William ", dit Teresa en distribuant des bonbons aux présents : Elisabeth (l'assistante sociale des special needs) Barbara, Laurie et Lila (les trois étudiantes de NYU), Cooper, Mike, Ophelia et moi. William arrive finalement : on ferme la porte des services sociaux, on regroupe des chaises dans un coin. Comme d'habitude, chaque travailleur social va évoquer les cas qui lui posent question et le groupe, sous la direction de William et Teresa, va tenter d'y apporter une réponse.
Ophelia commence : elle soupçonne un des ses clients, dont elle donne le nom et le prénom, d'être toxicomane ; faut-il qu'il reste au centre ? Teresa et William préconisent une intervention de André : c'est à lui de décider d'un éventuel renvoi mais William considère que le client serait plus à sa place dans un " foyer de travail " (working men shelter - c'est le nom qu'on donne aux foyers classiques au centre de passage). Les étudiantes s'interrogent sur cette dernière appellation : est-ce à dire que les clients du centre ne travaillent pas ? Au contraire, répond William, il faut les encourager à participer à PTE. Lila rapporte les plaintes d'un client, protestant contre l'absence d'emploi du temps régulier. William rappelle que c'est le principe même du programme, du moins pour ceux qui travaillent à la maintenance : on les appelle au coup par coup comme dans une agence d'intérim. C'est la raison pour laquelle les titulaires de carte orange sont encouragés à rester dedans pendant la journée, on peut ainsi faire appel à eux quand on en a besoin.
Barbara est préoccupée par le cas de Charles. Il a 56 ans, est sans-abri pour la première fois, il vient d'arriver au centre. Barbara le trouve " perdu ". Teresa estime qu'il a besoin d'un conseiller : il faudra trouver quelqu'un pour s'occuper de lui après la procédure d'admission. Peu à peu le problème apparaît : en fait Charles travaille et risque d'arriver trop tard le soir pour avoir une chaise. Teresa et William sont d'accord : si cet homme travaille, il a sa place dans un foyer classique. Reste à convaincre André de remplir l'exeat. Joint par téléphone, André arrive aussitôt. Il porte cravate et veston, comme la plupart des ADs. " J'ai la pétoche ", dit-il en entrant. " Allez, toi aussi, tu as droit à des bonbons ", répond Teresa, en riant, " mais c'est parce qu'on t'aime bien ". André donne son accord pour Charles et repart aussitôt.
Barbara, qui prend beaucoup de notes, s'inquiète ensuite du cas d'un père qui se trouve séparé de ses deux jeunes enfants : il n'a pas obtenu le droit de visite. Elisabeth intervient : il devrait suivre un cours d'éducation parentale, on n'est pas formé pour ça ici mais on devrait pouvoir trouver un programme auquel l'envoyer. Barbara est confuse : un client lui a dit que les hommes ne pouvaient pas bénéficier du welfare pendant plus de deux ans. Les autres ont l'air perplexes ; j'explique la règle des cinq ans sur toute la durée de vie, des deux ans sans avoir travailler. Elisabeth se rappelle avoir appris ça à la fac, mais elle a oublié depuis…
William présente un nouveau programme de logement, RAP, qui devrait démarrer courant novembre. Il faut encourager les clients à se porter candidats. On devra déterminer quels sont ceux qui sont " prêts pour le logement " mais la procédure n'a pas encore été arrêtée. A 14h30, William termine la réunion en plaisantant sur son retard…

Les centres de passage occupent une place particulière au sein de l'organisation new yorkaise de l'aide aux SDF. Ils se situent à la frontière entre répression et assistance, entre la rue et l'institution. Les règles du workfare s'y appliquent apparemment avec moins de sévérité qu'ailleurs et la direction semble disposer d'une latitude plus grande pour définir la " politique de la maison ". Mais cette moindre dépendance à l'égard de l'environnement est sans doute largement illusoire, ou plutôt, elle a un sens dans l'organisation même du système. Les centres de passage sont destinés au moins méritants des pauvres, auxquels ils offrent une sorte de service minimum. Ne soumettant pas aux exigences de l'assistance sociale, les pauvres ne bénéficient pas non plus des " droits " que reconnaît malgré tout celle-ci, ou en bénéficient moins que les autres. Ils reçoivent différentes " aumônes " (une nuit dans un lit, un copieux petit déjeuner, des jetons de métro, cinq dollars ici ou là) grâce au bon cœur des bénévoles, grâce au respect de ces règles internes que l'on dit minimales et de sécurité.
Le centre pour familles et le centre de passage représentent en quelque sorte les deux extrêmes du système. CPF accueille les plus méritants des pauvres, les familles qui ont franchi la barrière d'EAU ; CDP ceux dont personne ne veut. CPF joue sa " mission " sur l'adaptation aux demandes des institutions qui l'entourent et la financent ; CDP revendique une plus grande liberté, un statut expérimental.
Dans les deux cas cependant, l'institution entend transformer les personnes qu'elle secourt, les rendre aptes à la vie en société, et leur impose au nom de cet objectif un contrôle quotidien. Derrière l'objectif affiché d'autonomie, c'est l'enfermement et l'ingérence de tiers dans leur vie privée qui le lot des pauvres qui acceptent l'assistance. Dans les deux cas, les clients sont engagés dans l'apprentissage de la conformité des normes de l'institution, en même temps qu'ils acquièrent les compétences pour contourner ces normes. Cet apprentissage a donc une double finalité : du côté de l'institution, la normalisation des pauvres, du côté des résidents, la manipulation des normes qui tendent à leur être imposées.
Dans les deux cas, la direction joue un rôle central dans la médiation entre les règles de l'organisation et celles des institutions environnantes, elle reprend à son compte le modèle de gestion privé et entrepreneuriale prôné par les pouvoirs publics. Dans les deux cas, les processus de différenciation au sein du personnel (entre les assistantes sociales et la direction, entre les agents de la sécurité et les travailleurs sociaux) contribuent à définir le mode de fonctionnement quotidien de l'association. Selon la nature de ces processus, selon la place occupée par l'institution dans l'organisation municipale des secours, l'institution est plus ou moins " perméable " à l'influence de l'environnement : elle est plus ou moins à même de négocier avec l'autorité publique pour la définition des normes du secours, elle doit s'adapter de manière plus ou moins stricte aux exigences administratives.