4. Le centre d'hébergement pour familles de la rue St Jean : le welfare rêvé de la réforme ?
" Pour l'année qui vient, je vous recommande de faire un effort particulier pour travailler en étroite collaboration avec votre conseiller-logement ou votre assistante sociale afin d'obtenir un logement permanent. Avoir quitté votre centre d'hébergement d'ici l'an prochain doit être votre objectif. " - M.Osterreich, Commissaire du Département des services aux sans-domicile (DHS) de la ville de New York, dans ses vux aux résidents des foyers pour familles, Décembre 2000
On estime à 400 000 (soit 1,1 million d'enfants) le nombre de familles sans domicile hébergées en foyers à travers les Etats-Unis. A New York, 10 000 enfants et 8 000 parents seraient ainsi secourus. La plupart de ces familles sont monoparentales (83%) et 98% d'entre elles sont dirigées par une femme. L'âge médian des parents est 24 ans, 62% des enfants ont moins de cinq ans. Ces familles comptent en moyenne 2,87 membres - 42% des familles ont un seul enfant. 66% sont afro-américaines (29% pour l'ensemble de la population new yorkaise), 31% hispaniques (contre 24%). 92% des mères sont sans emploi. 95% des familles bénéficient du TANF, 59% d'entre elles depuis plus d'un an. Cette proportion est nettement supérieure aux données nationales : 59% des familles sans domicile américaines recevraient cette allocation et 19% n'en auraient jamais bénéficié .
Ces dernières données laissent à penser que les foyers pour familles constituent un excellent terrain pour l'étude des relations entre " problème SDF " et assistance sociale. De surcroît, le système new yorkais d'aide aux familles sans domicile, décrit dans le chapitre précédent , semble organisé autour du welfare.
- Il est nécessaire d'être allocataire pour y entrer car l'aide sociale finance l'hébergement des familles dans les foyers.
- Il est nécessaire d'être allocataire pour en sortir car la plupart des programmes d'accès au logement sont réservés aux bénéficiaires du TANF.
L'assistance sociale constitue le mode de régulation des institutions de secours aux familles sans domicile. En d'autres termes, les résidents des foyers sont engagés dans un processus d'apprentissage de la conformité aux critères et aux valeurs à la fois de l'institution dispensatrice de l'hébergement et de celle dispensatrice d'aide sociale - monétaire (TANF), alimentaire (Food Stamps), médicale (Medicaid). Le personnel des centres d'hébergement se trouve lui aussi pris dans ce jeu de la double conformité. Les règles qu'il édicte, ou qu'il applique, s'inscrivent dans système normatif complexe : normes de l'organisation interne du foyer, normes de la politique municipale aux SDF, normes du welfare. Cependant l'imposition de comportements n'est ni automatique ni absolue : la coexistence de normes internes et de normes externes crée un espace de jeu, de redéfinition des rôles pour les différents acteurs de l'organisation.
La situation de relatif enfermement dans laquelle se trouvent ces familles font d'elles les clientes privilégiées du welfare ; le personnel redéfinit ses objectifs et ses méthodes en fonction des nouvelles exigences de celui-ci. Mais, à ce jeu de la conformité, le welfare révèle aussi ses contradictions. Le workfare ne permet pas de sortir de la pauvreté, il ne résout pas la question des familles sans domicile. Et les pressions des institutions administratives environnantes débouchent ce que sur une situation de crise entre les différentes catégories de personnel. Les nouvelles normes de secours - sur le modèle de l'entreprise - entrent en conflit avec celles, plus anciennes, du travail social.
Dans ce chapitre, nous présenterons une mini-monographie du centre pour familles de la rue St Jean (CPF) :
- nous préciserons les caractéristiques de ce centre et les conditions de notre travail de terrain.
- nous examinerons l'hypothèse considérant CPF comme le bon élève du nouveau welfare.
- nous montrerons que les contradictions de l'assistance sociale transparaissent dans la mise en conformité des résidents et des travailleurs sociaux et les marges de manuvre que celle-ci leur laisse.
4.1. Présentation du centre et des conditions du terrain
4.1.1. Un centre pour familles
Le centre d'hébergement pour familles de la rue St Jean est un des 68 foyers de deuxième catégorie (Tier II shelter) de New York. Les familles disposent, pour une période de 6 mois à un an, de leur propre appartement, dans l'attente d'un logement permanent obtenu grâce à un des programmes d'aide au logement administrés par la ville. 97 familles, de 2 à 5 membres, étaient hébergées à St Jean au moment de notre enquête. Toutes ont suivi le parcours désormais obligatoire au sein du système new yorkais d'aide aux familles : entrée à EAU, quelques semaines ou quelques mois passés dans un hôtel ou un foyer de première catégorie (chambres ou dortoirs), enfin, foyer de deuxième catégorie. La plupart ont suivi cette " voie royale " jusqu'à St John's, d'autres logeaient auparavant dans un autre foyer de deuxième catégorie dont elles ont été renvoyées, puis ont été relogées dans celui-ci.
Le foyer est géré par une association à but non lucratif en contrat avec la ville, comme le sont à présent la plupart des structures d'accueil . A la différence d'un certain nombre d'associations qui déploient leurs activités sur plusieurs centres, celle-ci fut fondée en 1989 pour la création de cet unique foyer ; la gestion de CPF demeure sa principale activité. Les appartements à loyer modéré acquis par la suite sont administrés par le centre. L'association a une base locale : elle est en partie financée par des organismes de quartier et les membres du conseil d'administration sont pour la plupart des personnalités de Brooklyn. Le personnel compte 52 personnes, sous l'autorité du directeur, Mario, en poste depuis la création. Trois directrices adjointes le secondent :
- l'une chargée de la comptabilité, qui dirige une équipe de trois aide-comptables
- l'autre de la sécurité et de la gestion du bâtiment, qui a sous ses ordres 11 gardiens et 9 agents d'entretien
- la troisième des services aux résidents - services sociaux, centre de l'emploi, crèche et garderie, aide aux devoirs . - qui coordonne l'équipe des services sociaux (sa directrice, sa secrétaire, ses quatre assistantes sociales, son conseiller-logement, ses trois travailleuses familiales), celle du centre de l'emploi (6 personnes dont une assistante sociale et 3 formateurs), celle des services aux enfants (6 personnes).
Les services sociaux - en clair, les bureaux des assistantes sociales - constituent le centre du foyer, en admettant que celui-ci existe. Beaucoup diraient en effet que CPF n'a pas de centre, que les familles restent dans leur appartement et ne passent par les espaces communs que pour entrer dans le foyer ou en sortir. De surcroît, il n'y a pas d'entrée commune, les appartements étant dispersés entre trois bâtiments. De fait, les espaces publics à l'intérieur du centre, ceux dans lesquels on peut entrer sans contrôle supplémentaire que celui opéré par les gardiens à la porte principale, sont rares. En gros, ils sont limités à la cour de récréation, aux couloirs et aux services sociaux. Pour se rendre ailleurs, il faut avoir une raison bien précise : emmener ses enfants à la crèche ou participer soi-même à un programme. En somme, les services sociaux constituent le seul endroit où tous les résidents passent à un moment ou à un autre : pour voir leur assistance sociale, le conseiller-logement, le psychiatre qui tient là une permanence une fois par semaine, occasions qui se présentent souvent dans la vie du résident de CPF, d'autant qu'on entre ici sans rendez-vous, à n'importe quelle heure de la journée. La situation de ces bureaux, à l'entrée du bâtiment principal, avant même le poste de sécurité, contribue d'ailleurs à en faire un lieu de passage. On y voit donc des poussettes, des enfants qui courent, voire des jeunes femmes en chemise de nuit toujours du monde en tout cas ! Ce fut en outre le lieu central de mon terrain : lieu de la plupart des entretiens, lieu de négociation des observations, de mes déjeuners avec les assistantes sociales
Je prends le métro au centre de Manhattan. Plusieurs changements, attente entre les trains, travaux sur la voie. Les passagers changent eux aussi. Les employés de Wall Street sont descendus, ceux de la mairie les ont suivis. Mon voisin lit Caribbean News ; ma voisine porte en guise de foulard le drapeau des Barbades. Je descends à U., au cur d'un des quartiers noirs de Brooklyn. Les immigrés des Caraïbes ont retrouvé ici les Noirs-Américains, venus, eux, du Sud du pays, quelques décennies auparavant. U. est une voie de passage, très animée : à 15h, à la sortie de l'école les familles, les groupes de jeunes en uniforme se pressent dans les bazars et fast food du quartier. A peine plus loin, la rue St Jean ne connaît pas la même agitation. La grande avenue est déserte. Toujours autant de magasins fermés, de gravats sur le trottoir qu'un mois auparavant, quand je suis venue pour la première fois dans le quartier rencontrer le directeur du centre avec les autres étudiants et notre professeur de méthode qualitative. Seuls les services sociaux (halte-garderies, centres médico-sociaux ) et les églises de toute obédience semblent se développer ici.
Le centre d'hébergement pour familles occupe tout un pâté de maisons. La façade, neuve, contraste avec les devantures dégradées des autres habitations. Au n°4, c'est le centre de l'emploi ; n°10, des appartements, n°20, d'autres appartements et la crèche, n°30, le bâtiment principal, là où j'ai rendez-vous pour mon premier entretien avec une cliente du foyer. Tout a été organisé depuis l'université : Rachel et moi, étudiantes de la maîtrise de recherche appliquée en sciences sociales, devons assister à une " réunion de soutien " et interviewer à la suite de cette séance un des participants à partir de la grille d'entretien élaborée en classe. Rendez-vous a été pris dans le département des services sociaux. Marta, la directrice adjointe aux services professionnels, qui supervise l'enquête menée par les étudiants de Hunter College, nous accueille et nous indique les dernières corrections à apporter à la grille d'entretien. Elle nous apprend aussi qu'il n'y a pas de réunion aujourd'hui, les résidents ont d'autres occupations. Comment faire pour trouver des enquêtés ? Isabelle, une jeune femme noire de 25 ans, est descendue aux services sociaux pour envoyer des fax. " Vous avez du temps, Mme B., ce matin ? ", demande Marta. Nous nous installons dans le bureau inoccupé d'une assistance sociale
Les conditions de mon enquête à CPF entre septembre 2000 et mars 2001 furent largement déterminées par les modalités de mon accès au terrain. Je m'étais inscrite depuis la France, à un cours de méthode qualitative, pensant qu'il pourrait m'être utile dans le cadre de ma propre enquête. Et je me retrouvais quelques mois plus tard à interviewer les résidents d'un foyer de SDF, sur mon propre terrain donc, pour le compte d'un projet de classe, répondant lui-même à la demande de la direction du foyer. En commandant cette enquête, Mario et Marta confiaient à des étudiants de maîtrise et à leur professeur une partie du travail d'évaluation de leurs services. Par une série d'entretiens auprès de certains de leurs résidents adultes et d'observations de programmes internes au foyer, il s'agissait de déterminer ce qui faisait qu'un client s'engageât ou pas dans un programme et d'imaginer des moyens d'augmenter le " taux d'engagement " dans les différentes activités du centre. Un jeu de questions fut élaboré en classe, et amendé ensuite par Marta, qui devait guider nos entretiens. Nous avions accès à deux types d'activités : la classe du centre de l'emploi destinée aux nouveaux inscrits dans le programme et un groupe de soutien (dont on apprendra ensuite qu'il est ouvert aux victimes de violence conjugale). L'enquête devait aboutir à la rédaction d'un rapport ensuite remis à la direction. Les conditions de l'enquête de classe furent difficiles : durée limitée et impérative (cours semestriel) ; difficulté à accéder effectivement aux classes à observer ; difficulté à trouver des enquêtés, finalement choisis par les assistantes sociales - donc selon leurs propres critères et non selon ceux de l'enquête.
Ma propre enquête reposait, du coup, sur des contraintes imprévues. Devais-je mener des entretiens pour mon propre compte ou bien respecter la grille élaborée en classe ? Comment négocier l'accès aux autres événements du centre ?
Je parvins à continuer mes recherches après le départ des autres étudiants - sur autorisation de Marta, mais je demeurai jusqu'au bout l' " étudiante de Hunter ", chacun m'identifiant à ce rôle depuis nos premières rencontres. Du coup, le même schéma d'accès " contrôlé " au terrain se trouva reproduit quand je tentais, libérée des exigences académiques américaines, de mener mes propres recherches. Jusqu'au bout, j'eus besoin de l'autorisation de Marta pour observer une activité nouvelle. J'eus peu de contacts informels avec les clients et l'impression d'une immense distance entre eux et moi. Sans doute l'organisation du foyer décrite plus haut a joué son rôle dans l'" extériorité " des relations. Sans doute aussi mon enquête ne fut-elle que partiellement acceptée par la direction du centre, mieux préparée à l'enquête collective d'évaluation (qui admet le contrôle) qu'aux attentes de la maîtrise française.
Je réussis néanmoins à nouer des relations privilégiées avec des membres du personnel non cadre, qui me permirent de contourner certaines règles. Maria, la secrétaire, se passa bien des fois de l'avis de Marta pour m'ouvrir la porte de certaines réunions. Becky m'amena visiter un appartement avec elle, et me confiait, au cours des déjeuners que nous prenions ensemble, les vicissitudes de sa vie d'assistante sociale. J'interviewais trois clientes dans le cadre du projet - je bénéficiais en outre des entretiens des autres étudiants. Je menais quatre entretiens avec des membres du personnel (Mario, Marta, Becky, Nicole).
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4.2 Le bon élève du nouveau welfare ?
Comment faire pour que tous les résidents observent les règles du nouveau welfare ? Telle était la véritable question posée par la direction de CPF aux étudiants de Hunter College. Face à la politique municipale d' alignement de l'aide aux SDF, l'institution elle-même évolue La direction réexamine ses objectifs, ses méthodes d'administration, et de gestion du personnel. Les résidents, déjà sélectionnés par l'administration municipale au point d'entrée dans le système, sont les cibles d'un contrôle étroit des comportements au sein de l'organisation, relayant, amplifiant, systématisant celui exercé hors les murs par le workfare.
4.2.1. Quand l'institution fait face à " un environnement en mutation "
" Depuis 1996, les changements promulgués au niveau fédéral ont considérablement modifié la manière dont le centre pour familles de la rue St Jean secourt les familles sans domicile. Le Personal Reponsibility and Work Opportunity Reconciliation Act met fin à soixante ans de droit à l'aide sociale et crée Transitional Aid to Needy Family (TANF). Avec cette nouvelle législation, les allocations ne sont plus garanties aux résidents des foyers et l'aide est limitée à cinq ans. En d'autres termes, on demande à ces familles de devenir plus autonomes. On pousse les familles dans le système [d'hébergement] à trouver un logement aussi vite que possible, ce qui accroît la pression, déjà forte, exercée sur les effectifs hébergés par nos services. Ces changements, résumés dans l'appel à l'autonomie, ont conduit CPF à réexaminer sa mission et à revoir sa stratégie pour les années à venir. "
La version officielle de l'impact du nouveau welfare sur CPF, ici présentée dans son Plan stratégique à 5 ans (1999-2004) , est claire : les changements fédéraux en matière d'aide sociale constituent le principal facteur d'évolution de la politique interne au foyer d'hébergement. Nous voudrions ici insister sur les changements au sein même du mode d'administration du foyer qui semblent découler de la réforme. Ce qui ressort des propos de Mario, c'est le passage de l'amateurisme au professionnalisme, de la bonne volonté à la compétitivité qui relaie le nouveau cadre législatif et les nouvelles exigences de la politique municipale. Ces changements sont présentés comme nécessaires, c'est à dire dans l'intérêt des clients : il s'agit de les aider à faire face aux demandes que le monde extérieur fait peser sur eux. Et ceci requiert une rationalisation du mode d'administration du centre. CPF doit clarifier ses positions, devenir professionnel, défendre ce qu'il fait et pourquoi il le fait. CPF est devenu un business non lucratif. Mario, détenteur d'une maîtrise de travail social et d'un MBA, en est le manager. Les chefs d'entreprise croient au profit, Mario croit en l'efficacité de sa " mission " comme élément structurant des activités de l'association et comme force de mobilisation du personnel.
" Avant la mission était assez énigmatique - on disait 'aider les familles à retourner dans la communauté', ça n'était pas vraiment une mission en fait. Maintenant, tout le monde sait. ( ) Les associations doivent avoir quelque chose qui s'apparente à une mission. C'est cette mission qui unifie l'ensemble du personnel de l'organisation. Henri Fayol, un Français je crois, considéré comme le père de la gestion administrative, a utilisé le concept d'unité de direction. Ca veut dire, en gros, que tout le monde agit dans une seule direction. Et c'est la mission qui permet ça. Notre mission, c'est aider les familles à devenir autonomes et à le rester. Tout membre du personnel est ici pour cette raison, au moins formellement. L'association, c'est une sorte de famille élargie. Il y a en quelque sorte des bénéfices sociologiques à en faire partir. Mais ce qui figure sur l'agenda, la raison formelle de travailler ici, c'est la mission. On ne délivre pas de la méthadone, on n'aide pas des toxicomanes, on héberge temporairement des familles et on les aide à devenir autonomes. Telle est notre mission. C'est pour cela que nous avons des appartements. C'est pour cela que nous avons un centre de l'emploi. C'est pour cela que nous avons une garderie. Et tous les nouveaux programmes que nous voulons créer se rattachent à cette mission. "
La rhétorique missionnaire légitime la réforme à l'intérieur de l'organisation . Le terme est conforme aux normes du travail social : pour travailler avec des SDF, il faut s'engager, avoir une certaine idée du bien, il faut avoir le sens d'une mission à accomplir La direction utilise les ressources du casework pour imposer les nouvelles normes de l'organisation aux assistantes sociales. La " supervision " (chaque assistante sociale est suivie individuellement par son supérieur hiérarchique, réexamine avec lui la situation de ses clients) permet aux cadres de convaincre leurs subordonnés des impératifs de la réforme.
Au nom de cette mission, on demande au personnel de se dévouer pour l'organisation : tout le personnel est par exemple encouragé à venir courir pour récolter des fonds pour CPF lors d'une manifestation organisée un dimanche dans le plus grand parc de Brooklyn... L'appel à la mission est comparable à l'appel à la culture d'entreprise dans les organismes à but lucratif : " un moyen stratégique pour tenter d'obtenir des travailleurs leur identification et leur adhésion aux objectifs " . La définition de la mission et la responsabilité de son accomplissement incombent au seul directeur, le seul à avoir la vision à long terme requise pour ces tâches :" Je m'occupe du plan stratégique. Les directeurs adjoints travaillent sur ce qui va se passer d'ici la fin de l'année. Plus tu es haut et plus ton horizon est lointain. Il faut avoir une vision. "
Cette analogie avec le mode de gestion privé de la main d'uvre nous apparaît d'autant plus justifiée que le modèle de direction défendu par Mario est entrepreneurial : l'optimisation des coûts, la recherche de l'efficience font partie des mots d'ordre. La mission a en outre l'avantage de présenter à la face du monde les efforts de CPF et de son directeur pour faire face aux nouvelles demandes. La rationalisation, sensible dans l'attention portée à l'évaluation des programmes, à la révision du système informatique de l'association, est la stratégie du bon élève pour s'ajuster aux nouvelles exigences du législateur.
Mais le gouvernement n'a pas la loi pour seul instrument de contrôle des associations : au niveau local, il a aussi le pouvoir du financeur. Et le financement des services est un puissant moyen de mise en conformité de ces services. Le travail de Mario, explique-t-il, a deux faces :
- la face " programmes " : management interne de l'organisation à partir des objectifs de la mission
- la face " fiscale " : financement de l'association c'est à dire gestion des relations avec l'extérieur.
La première face a besoin de l'autre : pas de services sans sources de financement, pas de programme sans approbation de la ville" Nous allons ouvrir une crèche ; ça nous a pris des années pour obtenir ce programme. Au départ, nous avions fixé les objectifs du programme, nous avions écrit tout ça à nos financeurs pour obtenir l'argent nécessaire. Ensuite, quand on a obtenu le financement du programme, il a fallu le concevoir c'est à dire décider des services que l'on allait offrir, combien de personnes nous allions embaucher, si elles travailleraient à temps plein ou à temps partiel, si le programme aurait lieu 7 jours sur 7 ou seulement pendant la semaine, de quel espace on avait besoin. Cet espace, il nous a fallu un an simplement pour la ville donne son accord. Ce lieu, il faut l'organiser en fonction du programme. J'ai rencontré des architectes, des entrepreneurs de travaux publics. Puis, il faut rencontrer des gens de la mairie, qui doivent venir voir, il faut faire en sorte de passer leur inspection. Ca finit par donner quelque chose de bien "
L'environnement dans lequel CPF évolue est certes celui du nouveau welfare. La perception d'une remise en cause de la situation des personnes qu'on est supposées secourir (en l'occurrence la suspension des allocations) a de quoi remettre en cause l'organisation elle-même et inciter au changement. Il est frappant de remarquer que ces changements ne se limitent pas aux services aux clients, ils touchent toute la structure administrative et décisionnelle de l'organisation. En cela, la réforme du welfare concerne aussi le personnel : la ligne hiérarchique est redéfinie, les objectifs assignés à la base sont modifiés, les techniques de motivation du personnel évoluent. Mais l'invocation de la réforme est aussi utilisée par la direction pour imposer des changements justifiés par d'autres logiques. Le contrôle par les services municipaux d'aide aux SDF des programmes offerts par le centre, grâce au système des contrats, est un autre facteur de transformation. Deux administrations différentes, HRA, qui s'occupe du welfare et DHS, qui s'occupe de la politique aux SDF, exercent conjointement leur autorité sur la politique menée par le foyer. Comment le parti-pris de l'adaptation pris en haut de la hiérarchie se traduit-il dans la vie quotidienne des résidents ? C'est que nous allons examiner maintenant.
4.2.2. On a enfin trouvé des pauvres méritants
Le centre de l'emploi est très différent des services sociaux : mobilier neuf, plantes vertes On passe en quelque sorte du centre de PMI au cabinet de centre ville. Un panneau faisant mention de l'assiduité des 26 participants aux programmes est placé bien en vue sur un mur de la salle d'attente. C'est le premier jour de classe pour les participants du programme de formation, étape initiale du retour vers l'emploi. Les participants sont censés acquérir des " compétences vitales " : traitement de texte, rédaction de CV Ils ont ensuite la possibilité de participer à des programmes de formation spécialisés (maintenance ou secrétariat) ou de recherche d'emploi.
A 10h30 précises, Rita, une des formatrices, fait entrer les nouveaux étudiants (deux hommes, deux femmes, tous noirs, entre 25 et 35 ans) dans une pièce aménagée comme une salle de cours. Elle distribue un questionnaire - quels sont vos projets en termes de recherche d'emploi ? quelles sont les compétences dont vous pensez avoir besoin ? etc.- ainsi que des stylos, mais, prévient-elle, chacun devra avoir le sien la fois prochaine. " L'important est que vous arriviez à l'heure et que vous ayez une tenue correcte. Je veux vous voir réussir, ça doit être votre objectif. " Rita sort, et c'est Candice, une récente diplômée qui prend le relais : " Vous allez réussir Les profs sont supers, mais il ne faut pas être en retard. Si vous le voulez vraiment, vous allez y arriver, j'en suis sûre. " Elle distribue le règlement intérieur du programme (rules and regulations) que chacun doit signer.
Sur un mur, les derniers diplômés ont inscrit leurs ambitions. Daton veut finir sa formation et trouver un emploi dans l'informatique. Tamara veut devenir réceptionniste. Derryl veut faire un stage de maintenance. Richard veut avoir son propre appartement et retourner à l'école...
Rita revient et vérifie que chacun a bien signé le règlement. Elle dispute un peu les trois retardataires qui finissent de remplir le questionnaire tandis que les autres se rendent en cours d'informatique. Lynda, l'instructrice, est nerveuse, elle aussi fait sa rentrée, explique-t-elle aux élèves. Au cours de cette première séance, on apprend à allumer un ordinateur, à se servir de la souris, du clavier. Lynda trouve mon voisin (un jeune homme au look de rappeur) plutôt doué mais déplore son indiscipline : il mâche son stylo et a allumé l'unité centrale avant le moniteurLe centre de l'emploi, c'est la présence officielle du welfare à CPF. Le centre est financé par les fonds fédéraux pour l'accès à l'emploi des SDF, il est habilité par les services municipaux comme programme de workfare. C'est la vitrine de CPF, une unité nouvelle (créée en 1996) permettant aux résidents des différents centres de la ville d'effectuer leur retour vers l'emploi. La définition du workfare en vigueur ici est étendue : elle comprend toute une gamme d'activités orientées vers la formation professionnelle. Le retour vers l'emploi est conçu comme un processus graduel et le modèle développé par le centre s'inscrit dans le " continuum de l'emploi " évoqué plus haut.
Cependant, cette mise en avant de la formation ne doit pas faire illusion. On privilégie les programmes de courte durée (8 semaines ici) plutôt que la scolarisation, en lycée ou à l'université . Les horaires de cours sont suffisamment réduits (2 heures le matin du lundi au jeudi) pour que les participants soient aussi assignés à des tâches de type workfare " dur " (WEP). Les " compétences vitales " qu'on y apprend relèvent du savoir-être plus que du savoir ou du savoir-faire : être à l'heure, être convenablement vêtu, respecter le règlement ne pas mâcher son stylo , telles sont les attitudes et comportements valorisés. On montre en exemple les anciens élèves qui témoignent du succès du programme, de l'acceptation du modèle normatif de référence.
Ceci dit, le centre de l'emploi a une existence marginale au sein de CPF. Peu de résidents y participent, certains disent même n'en avoir jamais entendu parler. Pourtant, tous ont affaire au welfare, tous ont passé le test de sélection à l'entrée du système d'hébergement. Toutes ces familles évoluent dans un double jeu de contraintes : contraintes de l'assistance sociale, contrainte du système d'hébergement.Les familles hébergées à CPF sont les élues de EAU . Elles ont été, parfois après plusieurs tentatives, acceptées au sein des structures d'hébergement. Elles sont reconnues comme sans domicile. Ces familles sont aussi les élues du welfare. La très grande majorité d'entre elles sont allocataires du TANF, en tout cas, dans les périodes où leurs allocations ne sont pas suspendues. Elles sont reconnues comme pauvres. Par HRA comme par DHS, par le bureau du welfare comme par le foyer d'hébergement, elles sont reconnues comme dignes des secours. Elles ont passé avec succès ces " tests d'obéissance " que constituent les procédures d'admission au sein des institutions d'hébergement. Depuis le début, elles ont prouvé avec succès qu'elles méritaient l'aide de l'administration, l'aide des associations. Elles ont accepté la " cérémonie de dégradation statutaire " du passage par EAU - les heures d'attente, le passage de bureaux en bureaux, les intrusions dans leur vie privée, les visites à leurs anciens domiciles, les aller et retour entre EAU le jour, les motels la nuit, les couchers à 4 heures du matin, les levers à 6 - et le dépôt d'un dossier de TANF - un rendez-vous chaque jour de la semaine avec un " spécialiste " différent Mais la " conformisation " aux exigences des institutions dispensatrices de l'aide est un processus toujours recommencé. Le système renouvelle ses demandes à chaque étape : pour obtenir une aide au logement, il faut être allocataire du welfare et pour demeurer allocataire, il faut tous les six mois revenir au job center et refaire preuve de sa pauvreté. Entre temps, on se voit assigner à tel programme, ou à tel autre, au gré des places disponibles, des procédures de sanction, des résultats des recours en justice Jane, une jeune mère hispanique de trois enfants, préparant le GED (l'équivalent du diplôme de fin d'études secondaires), décrit le fonctionnement dégradant des bureaux de welfare :
" Quand on va là-bas, on ne parle jamais à personne. Les travailleurs sociaux sont désagréables, méchants. J'ai l'impression que, si les gens vont là-bas, c'est qu'ils en ont vraiment besoin. Il faut vraiment en avoir besoin, sinon, tu ne vas pas là-bas ! Ils te traitent comme de Il n'y a pas assez de gens qui travaillent là-dedans. Si tu poses une question, tu dois attendre la réponse pendant une heure, ou même plus longtemps. Ils te coupent les allocations, sur un mensonge. Et tu ne peux te retourner contre personne, parce que personne ne répond au téléphone. On n'est pas libre. Il faut travailler pour eux, faire quelque chose pour eux. Ils t'envoient dans des programmes. Je veux dire, si tu veux t'en sortir dans le système, il faut aller préparer ton GED, ou nettoyer les parcs "L'apprentissage de la conformité aux normes des institutions de l'extérieur se double d'un apprentissage de la conformité aux normes de l'intérieur. Le mode de contrôle développé au sein du centre soutient et renforce celui exercé hors les murs. N'est-ce pas ici qu'on aide les résidents à s'en sortir, à faire face au système ? C'est du moins ce que croît les assistantes sociales. En traitant le client comme une personne, en lui permettant d'exprimer ses propres besoins, en le respectant, en étant compréhensives, en ne jugeant ni ne condamnant personne, elles entendent aider les personnes qui leur sont confiées à s'ajuster au monde . Becky, une des quatre assistantes sociales de CPF décrit en ces termes le métier qu'elle exerce depuis 10 ans :
Les familles doivent devenir autonomes. Dans le foyer, l'apprentissage de l'autonomie passe par un contrôle quotidien de toutes ces sphères qui échappent, au moins en partie, aux institutions extérieures : vie domestique, vie conjugale, vie familiale. La vie en foyer permet l'exercice de la moralisation que le welfare voudrait tant imposer à tous ses pauvres. Le premier pouvoir du personnel réside dans sa capacité à expulser les résidents qui contreviendraient aux règles de l'organisation - règles pour la plupart édictées par DHS : non-respect du couvre-feu, des heures de visite, défaut d'identification à l'entrée, nuit passée à l'extérieur etc. La pratique du couvre-feu, la limitation des visites sont particulièrement significatives de cette volonté de contrôle " total " de la vie des résidents. L'emploi du temps des clients est un outil de l'imposition des normes de la classe moyenne qui servent de référence aux travailleurs sociaux. Devenir quelqu'un, c'est apprendre à gérer son temps: il y a le temps pour la maison et les enfants, le temps pour le travail et les activités sociales. Jane décrit sa journée de femme active :
" Je suis toujours très occupée. Je fais lever tout le monde le matin. Je prends une douche. Je fais le ménage. Je range la maison. J'emmène mes enfants à la garderie. Si j'ai un rendez-vous Il y a toujours des médicaments à aller chercher. Je suis rarement ici. Je suis à l'école. quand je rentre, je vais chercher mon bébé. Je monte. Je cuisine. Je fais à nouveau le ménage, la vaisselle. Je regarde un peu la télé. Je vais me coucher. Les mêmes choses chaque jour. "
Chaque famille est assignée, dès son arrivée, à une assistante sociale qui la suivra tout au long de son séjour. Les clients doivent être disponibles quand le personnel a besoin d'eux, lequel doit pouvoir suivre leur journée heure par heure. La plupart des enquêtés du projet de classe ignoraient pourquoi leur assistante sociale leur avait demandé de venir aux services sociaux le matin de l'entretien Becky s'étonne de ne pas arriver à joindre telle cliente ce matin : " elle n'a pourtant pas de rendez-vous, si ça se trouve, elle travaille au noir ". En attendant d'être autonomes, les pauvres sont dépossédés de leur temps, lequel est organisé en fonction des " événements institutionnels " destinés à examiner, à vérifier quotidiennement, leur conformité de leurs comportements aux normes des institutions de secours.
Tout le personnel est impliqué dans l'application des règles dites de sécurité. Les règles légitiment le contrôle : elles donnent l'impression que les résidents sont tous traités de la même manière, équitablement . Les gardes rapportent aux assistantes sociales les violations imputées à leurs clients. Celles-ci rédigent un rapport à destination de la directrice des services sociaux qui décidera des mesures à prendre avec la directrice des services professionnels (de la suspension des visites à l'expulsion immédiate). Le système de contrôle est fragmenté mais efficace. Il associe la bienveillance paternaliste menée au nom de l'aide aux clients et la répression menée au nom de la sécurité.
Les plus conformistes des résidents en arrivent à revendiquer ces dispositifs de contrôle et à se singulariser des " mauvais clients " qui violent les règles. L'intériorisation du modèle s'accompagne d'une prise de distance vis à vis des " indésirables " qui mettent en péril l'organisation .A 42 ans, Peg " veut faire de son mieux " : elle " se concentre sur [ses] objectifs : d'abord avoir une maison, ensuite travailler et peut-être retourner à l'école ". D'ailleurs, elle travaille déjà à temps partiel. Elle aime son appartement, elle apprécie les assistantes sociales et s'entend bien avec les gardiens : " La plupart sont très bien. Je n'ai jamais eu de problème avec aucun d'entre eux, parce que je suis le genre de personne qui obéit aux règles. " Elle dit ne pas avoir beaucoup de relations avec les autres résidents, d'ailleurs " il y a beaucoup de jeunes qui ne font que 'recycler' le système. Ils courent au welfare dès qu'ils le peuvent, ils ont des enfants pour ça "
L'organisation du centre encourage cet " individualisme ", appelle ce repli sur la cellule familiale. L'unité de référence est le foyer domestique, et l'on attend de son membre féminin qu'il démontre sa capacité à s'occuper et de ces autres membres et de leur lieu de vie. Il est frappant que, dans les familles bi-parentales y compris, le dossier soit systématiquement établi au nom de la femme, cliente, chef de famille. Quand Becky inspecte l'appartement de la famille C. (M., Mme et leurs trois enfants), elle dit qu'elle va voir Mme C .On ne peut même pas parler de reproduction des rôles traditionnels à l'intérieur de la famille, puisque les exigences en terme de travail tendent elles aussi à reposer principalement sur la femme. Il semble que l'existence sociale des hommes elle-même soit déniée. Le passage à CPF, selon le personnel, doit permettre à ses femmes d'apprendre à tenir leurs rôles de mère, de gardienne du foyer, de partenaire sexuel. Toute l'action du personnel va donc chercher à changer les mauvaises habitudes initiales, à transformer les inaptitudes en compétences. C'est le but des classes d'éducation parentale :
" Nous aidons les mères parce qu'elles ne savent pas s'occuper de leurs enfants " dit Becky.
C'est le but des classes d'éducation sexuelle, des cours de cuisine - on y distribue à la fin de la séance la recette du jour C'est le but, enfin, des inspections d'appartement. Chaque appartement est inspecté tous les quinze jours par l'assistante sociale responsable de la famille qui y est logée. L'inspectrice est supposée faire le tour de chaque pièce et remplir avec la mère un questionnaire faisant le point sur la situation de chacun des membres de la famille (leurs " besoins ", les programmes dans lesquels ils sont engagés). Une inspection négative peut être une cause d'expulsion. Nicole, une assistance sociale de la ville qui intervient à CPF, me demandant d'arrêter l'enregistrement, raconte au cours d'un entretien qu'une résidente est sur le point de se faire expulser pour mauvaise tenue de son appartement. C'est ce qui est arrivé à Isabelle quelques temps plus tôt.
Isabelle est considérée comme une mauvaise cliente. Elle est à CPF depuis plus d'un an, dans le " système " depuis 6 ans. Elle ne participe à aucun programme. Elle promène souvent son fils simplement vêtu d'une couche-culotte, élève facilement la voix et Nicole en conclut qu'elle ne sait pas s'y prendre avec lui. Isabelle n'a pas appris les rôles qu'on voudrait lui faire tenir. Elle met en avant le côté dégradant de l'inspection. On s'introduit dans sa vie privée, on ne reconnaît pas les efforts qu'elle entreprend pour devenir la fée du logis que l'on attend, ou plutôt, on lui refuse le droit de définir ses propres normes de bonne tenue du foyer :" Vous habitiez où avant ? J'habitais à Manhattan, à Clinton [un foyer du même type]. Le problème dans les foyers, c'est que Je peux comprendre qu'ils doivent faire ces inspections d'appartement. Mais ce que je ne saisis pas, c'est pourquoi ils doivent aller voir dans ton réfrigérateur, vérifier A la limite la cuisine, la salle de bain, le salon, d'accord, mais pas le réfrigérateur ! C'est un truc personnel ! Mon mari est malade et il y a des choses pour lui là-dedans. Tout ce que je dois faire, je le fais. C'est très bien ici, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Ca va, ca va. Mais je voudrais avoir ma propre maison, ma propre maison. Qu'est-ce qui s'est passé à Clinton ? Ils m'ont expulsé à cause de l'inspection. Ils font ça dans tous les foyers de New York. C'est même de plus en plus dur. Il y a des jours où l'on ne sent pas bien, où l'on a besoin de rester un peu comme ça, tranquille. Ils le savent. Ils doivent me respecter. Je fais le boulot. C'est amusant de nettoyer, mais je leur ai dit que je ne pouvais pas. Mon appartement n'est pas sale, c'est pas qu'il est propre non plus mais Mon fils, il est petit mais il sait déjà ce qu'il a à faire. Le pire dans mon appartement, c'est la cuisine. C'est pas que c'est sale Il y a des verres peut-être C'est tout. Ou peut-être une tasse C'est tout ! Ou une casserole, c'est tout ! Mais moi, ça me va, ça ne me gêne pas ! "
L'aide sociale a, sur les résidents des foyers de SDF, des capacités de normalisation des comportements qu'elle n'a pas sur les pauvres hors les murs. Aux dégradations du dehors s'ajoutent, quotidiennement, celles du dedans. Les assistantes sociales mettent en place un contrôle " doux " mais d'autant plus efficace qu'il est capable de remporter l'adhésion voire de se faire oublier et qu'il s'allie au contrôle " dur " des gardiens. Est alors entretenue l'illusion d'une pure relation d'aide de personne à personne, loin des règles du système.
" A chaque fois que j'ai un problème, je vais la voir. Elle est toujours là pour m'écouter. C'est elle qui me rend forte, chaque jour. Je vais là voir, je m'assois et nous parlons. Je me sens bien après ça. ", dit Tera à propos de son assistante sociale.La cliente reconnaît son incapacité, accepte de se former pour se corriger. La domination est d'autant plus efficace qu'elle passe pour naturelle.
Le fonctionnement de ce centre pour familles plaiderait-il pour la supériorité de l'aide indoor ? On s'aperçoit pourtant que les résidents des foyers, parce qu'ils vivent justement dans le même univers, partagent des expériences communes, parce qu'ils ont réussi à arriver jusque là (d'autres sont restés aux portes des foyers) sont capables de jouer avec les différents niveaux d'exigences formulées à leur égard. Le système, par ses incohérences mêmes, semble encourager ces comportements. Si les clients ont leurs marges de manuvre, le personnel a aussi les siennes. Une opposition à l'évolution récente de l'aide aux pauvres s'exprime ouvertement dans les propos des travailleurs sociaux. Mais elle a du mal à se dire à l'intérieur de l'organisation. A trop jouer la carte de la conformité aux règles de l'extérieur, CPF mettrait-il en péril sa propre cohérence ?
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4.3.1. Pas de toit sans welfare : les impasses de la réforme
11h30, un jeudi de mars. Au learning center, là où se tiennent aussi l'aide aux devoirs et le cours de cuisine, commence la réunion hebdomadaire du groupe de soutien. Nicole s'est montrée enthousiaste quant à ma recherche : " on va parler de ce qui t'intéresse ". Quatre femmes d'une vingtaine d'années s'installent autour de la grande table : " Racontez-lui votre expérience, ce qui va, ce qui ne va pas ". Nicole prépare du thé, du café, des donuts, intervient peu. Tour à tour, les femmes parlent du workfare, des difficultés à trouver un logement, à faire garder ses enfants Elles parlent de ce qu'elles appellent le " système " : assistance et foyers sont assimilés, représentant l'univers de contraintes dans lequel leur quotidien se trouve placé. On s'écoute mais on ne se prive pas de faire des commentaires, de donner des conseils. Il y a des compétences à acquérir pour faire face au " système " : le groupe de soutien est aussi l'occasion de partager ces compétences. Dans ce domaine, Ruth a l'air plutôt doué. Elle captive son auditoire en racontant comment elle a réussi à sortir du foyer de première catégorie insalubre (des cafards dans les chambres, pas de rideaux aux douches) où elle était restée deux mois en dénonçant auprès de la directrice l'injustice dont elle était victime : une résidente arrivée bien après elle venait d'obtenir une place dans un deuxième catégorie
Les autres lui présentent leurs problèmes du moment. Anna est arrivée à CPF il y a un an, son dossier a été accepté par l'aide au logement en décembre. Son mari est le " chef de famille " pour le welfare, mais elle l'est pour section 8. C'est la solution qu'ils ont trouvé pour obtenir l'aide au logement, refusé à ceux qui, comme son époux, ont un casier judiciaire. Mais cette ambiguïté pose problème. Anna a été sanctionnée par le welfare pour non-respect des obligations de travail. Or c'est son mari qui est soumis à ces obligations, étant le chef de famille, pas elle ! D'ailleurs, celui-ci occupe un emploi " normal ". Finalement, la sanction a été suspendue, une fois qu'elle eut acceptée de participer à WEP. On lui a donné l'adresse d'une crèche pour son enfant, mais il lui faut obtenir l'autorisation du welfare pour l'y inscrire, puisque c'est l'aide sociale qui paie. Elle ne sait pas encore où elle travaillera, peut-être dans une maison de retraite. Elle avait commencé une formation de quinze mois pour être assistante médicale. Mais après deux absences, on l'a renvoyée - toujours les problèmes de garde de son fils. Une autre jeune femme raconte que le welfare l'aide à faire garder ses deux enfants par sa voisine, sans même lui réduire ses allocations. Nicole est très étonnée, Anna a l'air intéressé.A chaque point du circuit, à chaque formulation de nouvelles exigences par l'institution, il reste de la place pour les initiatives des acteurs. Chaque individu dispose de " marges d'autonomie " pour faire face à ce réseau serré de contraintes. Les résidents participent à la construction des modalités de l'intervention des travailleurs sociaux sur leur vie privée. Par là, ils contrôlent, fusse partiellement, le processus de définition de leur identité et de leur statut social opéré par l'institution. Le stigmatisé peut, selon les situations, dissimuler ou mettre en avant son stigmate pour influencer la manière dont l'aide va lui être accordée. Ces stratégies de contrôle de l'information sont à l'uvre depuis EAU
Cheryl ne s'entendait plus du tout avec sa grand-mère, chez qui elle vivait depuis plusieurs mois. Elle raconte comment elle a inventé une histoire avec sa grand-mère pour convaincre la cellule d'investigation qu'il lui était impossible de loger chez elle : " Ma grand-mère a une grande pièce qu'elle n'utilise pas. Mais Dieu merci, elle leur a dit, c'était convenu, que d'autres personnes en avaient besoin, qu'elle nous avait mis à la rue. Si elle avait dit la vérité, je me serais vraiment retrouvée dans la rue ! "et se poursuivent tout au long de la carrière au sein du système. Certains essaient de trouver le meilleur programme : celui qui rapporte un peu d'argent, qui laisse du temps de libre, qui n'est pas trop loin, qui est ouvert aux gens de l'extérieur D'autres mettent en avant les " pathologies " qui pourraient leur permettre d'échapper aux obligations du système et tentent de les faire reconnaître par leur assistante sociale. D'autres enfin cherchent à obtenir SSI pour leurs enfants (asthmatiques ou en difficulté scolaire), une allocation qui n'est pas soumise aux obligations de travail. Pour faire face au système, les résidents disposent aussi de ressources communes. Le groupe de soutien fonctionne comme un lieu de construction des savoirs collectifs qui permettront de tirer le meilleur parti de l'aide. Regroupés dans un même espace, partageant les mêmes conditions de vie, les résidents prennent conscience de leur sort commun, de leurs intérêts et de la manière de les défendre.
La manipulation des attentes et des normes par les résidents, en contrebalançant la structure de domination, rend viable le système. Elle donne aux pauvres l'impression de compter, de maîtriser au moins partiellement leur destinée. Cet équilibre - inégalitaire - est rompu quand on ôte aux clients la capacité d'identifier les règles de l'assistance, quand les injonctions deviennent contradictoires, quand les instruments habituels de navigation ne sont plus valables. Dans l'univers bureaucratique et discrétionnaire du nouveau welfare, le schéma mérite / rétribution est brouillé et les résidents dénoncent l'opacité, les incohérences du système. On encourage les pauvres à renoncer à leurs allocations, à travailler mais il faut être allocataire pour obtenir un logement - toute suspension des aides retardant d'autant l'attribution d'un logement social. On encourage les résidents à respecter les règles du foyer, à s'y sentir bien et on leur demande en même temps de tout faire pour en sortir le plus vite possible. Même les comportements conformistes se révèlent inappropriés :Pellra est inscrite au centre de l'emploi. Elle revendique une attitude conformiste - aucun retard, aucune absence, qui la protège contre le " chaos ", dit-elle. Mais elle ne comprend plus ce qu'on attend d'elle : " Je suis allocataire depuis un bon moment. Mais je ne les aime pas, le welfare me tape sur les nerfs. Avant, ça n'était pas aussi dur. Maintenant, si tu vas travailler, ils te coupent les vivres. Si tu ne travailles pas, ils te sanctionnent aussi. Si tu n'essaies pas de trouver un travail, si tu ne travailles pas pour eux, ils ne te donnent rien, rien ! " On vient de lui proposer un emploi d'aide à domicile mais elle hésite à l'accepter : elle a peur que le welfare lui reproche de n'avoir pas terminé sa formation au centre.
L'aide sociale, par l'entremise des structures d'hébergement d'urgence, maintient les pauvres dans la situation de " dépendance " dénoncée par ses réformateurs. Les résidents sont incités à adopter des comportements qui entrent en contradiction avec les objectifs affichés des institutions de secours. L'interférence de l'attribution de l'aide sociale avec celle des logements sociaux conduit les résidents à se sédentariser dans les institutions d'hébergement. En d'autres termes, les familles sans domicile sont comme désincitées au travail et à l'autonomie. Mais sans doute les réformateurs ne s'en plaindront-ils pas. L'aide sociale permet aux pauvres les plus intégrés d'offrir leur travail au moindre prix sur le marché de l'emploi, tandis que les sans-abri sont maintenus dans les murs, où la domination s'exerce dans des conditions privilégiées. Et l'évolution récente de l'assistance sociale, retirant aux hébergés une partie de leurs marges d'autonomie, renforce leur statut de " parias " : les familles sans-domicile se doivent se conformer aux exigences du workfare mais les portes du marché du travail leur restent closes.
4.3.2. Un cas de " dysfonction associative " ?
Sur le terrain de l'incompréhension et des critiques à l'égard du welfare, les clients semblent rejoints par une grande partie du personnel. Mario pense que le système ne pourra tenir en cas de récession. Marta critique le manque de préparation et de moyens affectés aux nouveaux objectifs. Nicole et Becky dénonce le workfare comme une forme de " harcèlement " et d' " esclavage moderne ". Dans chacun de leur discours transparaît une opposition plus ou moins avouée, plus ou moins vive à la nouvelle donne de la politique sociale, une résistance à l'alignement de leurs services sur les nouvelles normes de l'aide sociale, critiques largement répandues semble-t-il dans les milieux des secours aux sans-abri. Amy, occupant pourtant un poste de responsabilité à DHS, ne se moqua-t-elle pas un jour de ce " train de mesures merveilleuses et éclairées " que constitue la réforme de 1996 et qu'à son avis, plus personne ne soutient ? Que DHS d'un côté, HRA de l'autre et les institutions qui dépendent de chacune des deux administrations soient en conflit pour la définition des normes de l'aide sociale, voilà un sujet qu'il eut été intéressant d'étudier mais qui dépasse l'ethnographie du centre pour familles que nous essayons de mener. Ici, nous voudrions plutôt étudier la manière dont cette opposition du personnel au welfare s'articule avec la politique effective du centre, une politique d'adaptation aux attentes de l'environnement. Nous voudrions montrer que les modalités de l'ajustement entre opposition et adaptation sont structurées en fonction de la place occupée dans la hiérarchie du personnel. Les dirigeants de l'organisation ont les moyens de tirer profit de leur éventuelle opposition à l'extérieur de l'organisation tout en exerçant leur pouvoir sur le reste du personnel en imposant, à l'intérieur, le respect de la nouvelle mission. Les employés du bas de l'échelle, les assistantes sociales, ne disposent pas de cet échappatoire. Elles subissent l'évolution du mode de gestion du personnel mené au nom de l'intérêt de leurs clients.
Les dirigeants de l'organisation ont deux moyens de faire valoir leur opposition au nouveau welfare : à l'université et dans les organisations professionnelles. Mario et Marta sont tous deux engagés dans un cursus doctoral à Hunter College et ont choisi, dans le cadre de leur travail de recherche, de s'intéresser à l'impact de la réforme sur leurs clients. Marta conçoit son travail universitaire comme une expression de ses critiques à l'égard du système." J'étais très critique quant à la manière dont le système évoluait et j'ai pensé que ce serait bien d'approfondir ces critiques. J'ai la chance de travailler dans un endroit où je peux voir ces changements à l'uvre. J'ai aussi la possibilité d'aider les gens à faire face à ces changements. Et puis j'ai certaines convictions sur la manière dont ça devrait se passer, je veux dire, par opposition à la manière dont ça se passe actuellement. "
Marta est en outre la présidente de la commission politique de la coalition des foyers de deuxième catégorie, une organisation qui regroupe les différentes associations gestionnaires des centres pour familles et mène des actions de lobbying vis à vis de la ville. Elle présente la dernière victoire de sa commission contre un projet municipal :
" La coalition fut créée pour négocier avec la ville, pour faire en sorte qu'ils ne décident pas seuls, sans réaction, sans distance. La ville voulait expulser les familles qui ne coopèrent pas avec le welfare, alors nous avons mobilisé les journaux, la télé, pour nous opposer au projet. Avec l'aide d'avocats, nous avons réussi à faire suspendre la mesure. "
Les dirigeants ont l'impression de peser sur la définition et la mise en place des politiques sociales. Mario a fait siennes les exigences de DHS, intégrées à l'organisation grâce à la redéfinition de la mission. Placée à l'intérieur de l'organisation sous l'autorité de Mario, Marta agit à l'extérieur pour que ses vues soient reconnues. Aucun des deux ne cache les difficultés soulevées par le welfare nouvelle manière, mais ces difficultés ne créent pas de contradictions, elles sont intégrées à leur activité professionnelle. Largement conditionnées par les règles du " système ", la politique actuelle de CPF est perçue par Mario comme un moyen d'imprimer sa marque à l'organisation - la mission est sa mission, celle qu'il a construite. A Marta, le nouveau welfare permet une reconnaissance académique et professionnelle au delà des frontières de l'institution. Le personnel chargé de l'imposition quotidienne des normes de l'institution sur les clients n'a pas les mêmes opportunités
On est jeudi. Comme d'habitude, je déjeune avec Becky dans la cuisine des services sociaux. J'ai fait sa connaissance trois mois auparavant : elle se trouvait seule disponible le matin où Marta m'avait autorisée à interviewer une assistante sociale. C'est aujourd'hui ma dernière visite à CPF. Je demande des nouvelles. " Je vais chercher un autre emploi, celui-ci n'est pas sûr, on peut me virer du jour au lendemain ", dit Becky. " Ils me paient une misère, ils ne comptent pas les heures supplémentaires, et quand les clients se plaignent, c'est eux que l'on croit. Et puis, il y a trop de travail administratif, on fait deux fois plus de papiers qu'il n'en faut, on perd du temps. " Maria, la secrétaire, nous rejoint. Elle me demande si je peux la parrainer pour la course destinée à récolter des fonds pour CPF qui aura lieu le premier dimanche d'avril. Elle s'est engagée, avec une vingtaine d'autres membres du personnel, à courir trois miles Ca fait rire Becky : " Moi, je ne risque pas d'aller courir. On nous dit de demander de l'argent à n'importe qui, dans la rue même. Risque pas ! Si je veux courir, je peux courir autour de ma maison ". Ce matin, Mario a réuni le personnel pour parler, notamment, de ce marathon. " J'ai posé la question que personne n'osait poser ", dit Becky. " J'ai demandé si on aurait un jour de congé en remplacement. R. [le nom du directeur] a répondu qu'on aurait des congés si on ramenait 1 000 dollars par personne. Evidemment, c'est complètement impossible ! De toute façon, je n'irai pas. " Le repas terminé, je dis au revoir à Maria et Becky : j'ai rendez-vous avec Mario pour un entretien. Becky, émue, me souhaite un bon retour en France. " De toute façon, je viendrai bientôt te voir. Il faut que je quitte cette boîte et que je prenne des vacances. "
Becky a une cinquantaine d'années. Elle travaille depuis un an à CPF, après avoir été pendant 10 ans assistante sociale dans les services municipaux d'aide à l'enfance. Dans l'entretien réalisé trois mois avant cette scène, elle affirme sa vocation pour le métier d'assistante sociale :
" Il y a tant de gens qui ont besoin d'aide. Où que je sois, je veux les aider. Jusqu'au jour de ma mort, je les aiderai, oui, c'est ainsi que je vois les choses. J'aime aider les gens. J'aime les voir changer, voir une sourire sur leur visage. Je veux faire la différence dans leur vie. "
Malgré les efforts de la direction pour rendre compatible la gestion sur le modèle de l'entreprise avec les normes de l'assistance sociale, Becky ne prend pas. La dépendance à l'égard de l'environnement que les dirigeants semblent accepter, gérer, provoque chez elle désarroi et inquiétude. Protestant contre le marathon, elle montre son inadaptation aux nouvelles méthodes de gestion. Affirmant sa préférence pour les programmes " d'expression " (groupes de discussion, classes artistiques) sur les activités de workfare, elle s'attire les critiques de la hiérarchie.
Marta regrette le manque d'enthousiasme des assistantes sociales pour le centre de l'emploi :
" Les assistantes doivent les envoyer au centre de l'emploi. Normalement, tout résident de plus de 18 ans devrait y être conduit pour une évaluation et ensuite commencer un programme. C'est ainsi que les choses se passent ? Ca dépend des fois. Je pense que les assistantes sociales devraient être plus agressives, devraient davantage encourager les clients à y aller. Et puis, il y a les gens qu'on amène et qui abandonnent "Le passage d'un mode de légitimation à un autre, entrant en conflit avec les valeurs et les pratiques des agents du bas de la hiérarchie, révèle l'adaptation imparfaite de CPF aux réalités nouvelles. La culture de l'assistance sociale se heurte au nouveau projet légitime : en choisissant de se conformer aux prescriptions de l'institution administrative, l'organisation s'aliène une partie de son personnel. Le centre pour familles connaît une situation de " dysfonction associative " . Les contingences institutionnelles légitime le modèle de l'entreprise comme nouvel instrument de gestion de l'organisation. L'adaptation à ces pressions prend la forme d'une révision des valeurs et du projet de l'association, qui entre en conflit avec les valeurs de certaines catégories du personnel. L'association dérive vers la dépendance à l'égard de l'environnement tandis que malaises et inadaptations se développent en son sein. CPF privilégie la logique institutionnelle à la logique de l'action collective, elle devient une quasi-entreprise, qui attire les consommateurs SDF grâce à son centre de l'emploi. Mais qu'advient-il du personnel attaché au fonctionnement traditionnel de l'association, aux anciennes normes du travail social ? La situation présentée plus haut laisse penser qu'il a pour seule issue la défection (voie choisie par Becky ?) ou la l'acceptation (voie choisie par Maria ?). En revanche, comme dans tout système concurrentiel, les possibilités de prise de parole semblent très réduites .
Le centre pour familles révèle l'envers et l'endroit de l'aide aux pauvres nouvelle manière. La provision de l'aide au sein d'une institution que l'on pourrait appeler semi-totale permet un contrôle étroit des comportements des personnes secourues, qui doivent quotidiennement faire preuve de leur mérite en se conformant aux règles de l'intérieur et de l'extérieur. Pourtant, les résidents disposent de marges de manuvre vis à vis du rôle qui leur est assigné, les règles du secours elles-mêmes semblent encourager les comportements qui vont contre les objectifs d'autonomie et d'emploi affichés de l'aide sociale. En conclura-t-on alors que ces objectifs sont seulement de façade, que le véritable motif de l'assistance est le maintien de cette underclass de l'underclass dans les murs, sous le contrôle de la société ?
L'institution elle aussi doit prouver son mérite. Face aux pressions de l'administration, la politique adoptée par CPF transforme non seulement les exigences formulées à l'égard des clients mais en outre celles destinées au personnel. La direction cherche à imposer un modèle entrepreneurial de gestion de l'association. Cette politique ne se fait pas sans heurts : dans cette période transitoire, les normes traditionnelles du travail social s'opposent à ces changements. Il n'est pas sûr cependant que la " dysfonction " persiste. Sans doute les pressions de l'environnement sont suffisamment fortes pour que la conversion de l'association en entreprise ait lieu, fusse par la défection ou la conversion, d'une partie du personnel.
L'évolution de l'aide aux SDF se joue aussi sur versant " adultes " du " système ". Comment sont secourus ces pauvres traditionnellement peu méritants ? Comme les organisations qui les prennent en charge répondent-elles aux contraintes institutionnelles du moment ? C'est que nous allons développer à présent.