3. La politique new yorkaise d'aide aux sans-abri : hiérarchisation, privatisation, alignement

3.1. La construction du système new yorkais d'aide aux sans-abri

3.1.1. Au bon vieux temps du Bowery
3.1.2. Propositions face à la crise
3.1.3. Un système hiérarchisé

3.2. Un nouveau mode d'administration de l'aide : la ville, les associations, les contrats

3.2.1. Méfaits de l'administration publique et de la charité
3.2.2. Bienfaits de la privatisation encadrée

3.3. De l'aide aux SDF en particulier et de l'aide aux pauvres en général

3.3.1. La porte étroite : une sélectivité accrue
3.3.2. Le workfare des centres d'hébergement

 

 

3. La politique new yorkaise d'aide aux sans-abri : hiérarchisation, privatisation, alignement


" La vérité est que nous devrions tous être très fiers du fait que nous faisons plus pour les sans domicile qu'aucune autre ville américaine. " - R. Giulani, Discours sur l'Etat de la ville


Le 8 février 2001, alors que la neige tombe sur New York, le New York Times fait sa une sur les sans-abri. Le titre de l'article en question, écrit par N.Berstein, qui signe la plupart des papiers du quotidien sur le sujet, est édifiant :

" Les foyers de SDF new yorkais ont atteint leur plus haut niveau de fréquentation depuis les années 80 " .

25 693 personnes, soit 10 177 enfants, 8 024 parents et 7 492 individus isolés, sont hébergées chaque nuit de ce premier hiver du millénaire dans les infrastructures de la ville, selon Coalition for the Homeless, le plus important groupe de défense new yorkais. Mais de quels foyers parle-t-on et pourquoi cette référence aux années 1980 ? Quel est le " système " d'aide aux SDF dont nous parle la presse ?
L'échelon local, d'abord paroissial, aujourd'hui municipal, joue depuis l'époque des lois sur les pauvres un rôle prépondérant dans l'aide aux indigents. En 1896, est créé le premier foyer municipal en rupture avec le système des maisons de charité qui contraignait les hébergés au travail. Depuis lors, la ville de New York met en avant ses programmes de politique sociale, dont ceux destinés aux sans-abri sont une des composantes, comme autant de preuves de son engagement libéral . Il est tout de même frappant qu'un maire républicain conservateur comme R.Giulani exprime publiquement sa fierté d'être l'élu d'une ville si généreuse à l'égard des plus pauvres de ses membres, fusse pour l'utiliser comme un argument supplémentaire en faveur de la réforme du welfare…
Depuis les années 1980, c'est-à-dire depuis que la question SDF est entrée dans sa période moderne , la politique new yorkaise d'aide aux sans-abri a pris des formes nouvelles. Trois grands types d'acteurs en sont partie prenante : l'administration municipale, dotée de services spécifiques depuis 1994 (Department of Homeless Services - DHS) ; la Cour Suprême de l'Etat de New York, capable d'influencer la politique municipale ; les associations à but non lucratif et groupes de défense qui gèrent les foyers d'hébergement et/ou font pression sur l'administration publique. Justifié par l'idée que la population en question souffre de " problèmes " divers, qui demandent chacun une réponse particulière, le nouveau système est strictement hiérarchisé : la valeur des secours dépend de la valeur des personnes secourues. Dans le monde de l'aide aux sans-abri, la coutume du mérite prend la forme d'une spécialisation des institutions de secours et d'une sélectivité accrue des personnes secourues.
Une deuxième caractéristique du système apparaît à travers la présence dans le " champ " des associations à but non lucratif. Comme pour les hôpitaux, les écoles, les prisons , la tendance est à la privatisation des structures d'hébergement qui bien qu'associatives demeurent sous l'étroit contrôle de la mairie, principal bailleur de fonds.
Il semble enfin que les cinq dernières années aient été marquées par une série de tentatives visant à l'alignement du secours aux SDF sur les autres formes d'aide aux pauvres régies par les normes de l'après welfare. Les SDF étant des pauvres comme les autres, on dissuade le recours à l'assistance, les mêmes exigences en terme de travail tendent à être imposées. Pour décrire l'organisation des secours aux sans-abri, les acteurs parlent de système. Ce terme indigène reflète une réalité politique : la ville a mis en place des structures de secours interdépendantes, dont les objectifs et les méthodes sont étroitement contrôlés par l'administration publique. Aussi reprenons-nous ce terme à notre compte. L'existence d'un système de secours aux sans-abri à New York est ce que nous cherchons à démontrer dans cette partie.
On traitera donc :
- de la construction du système hiérarchisé d'aide aux SDF en tant qu'elle s'articule avec la nouvelle question SDF qui émerge dans les années 80.
- de la nouvelle forme de gestion de cette aide, en tant qu'elle met en relation acteurs privés et acteurs publics.
- de la stratégie d'alignement des secours aux SDF sur les autres formes de secours aux pauvres.
Nous avons eu du mal à pénétrer l'administration publique d'aide aux sans-abri. Les données ethnographiques utilisées dans cette section sont donc relativement réduites. Elles sont concentrent pour l'essentiel autour de notre unique informatrice à DHS : Amy, la directrice des centres de passage.


3.1. La construction du système new yorkais d'aide aux sans-abri

 

3.1.1. Au bon vieux temps du Bowery

 

Zone d'échanges, cité industrielle, New York, comme Chicago, attire au cours du siècle 1870-1970 ces fractions marginales de la classe ouvrière que sont alors les sans domicile. Pendant les années 1960, environ 7 000 hommes blancs, d'âge mûr ou plus âgés, souvent alcooliques, vivent ainsi dans les asiles de nuit (flophouses) de l'avenue du Bowery, au sud de Manhattan, qui constitue la skid row de New York. Les sans-abri de la dépression de 1873 et ceux des Trente Glorieuses sont perçus comme identiques. Le problème SDF du premier XXè siècle, considéré comme contenu si ce n'est comme résolu, se fige dans la deuxième partie du siècle ; il perd l'attention des politiques, des médias, des travailleurs sociaux. Le problème est simple, la politique municipale gère le statu quo : la ville subventionne à hauteur de un dollar à un dollar cinquante la nuit la prise en charge des sans-abri dans les asiles. Seules trente à quarante femmes sont hébergées dans l'unique foyer féminin de la ville. Les familles sans-abri n'existent pas aux yeux du public : " nous n'avions pas de foyers pour les familles car nous placions les enfants dans des familles d'accueil (foster care) ", explique J.Dumpson, adjoint à l'action sociale sous l'administration Wagner (1959-1965) .
Cette époque du Bowery est vue par les acteurs contemporains comme une sorte de période mythique, où la population dans le besoin était clairement identifiée, où les besoins eux-mêmes étaient relativement limités et faciles à satisfaire, où le problème était circonscrit à une partie limitée de la ville. La référence à l'époque du Bowery sert à la mise en valeur, par contraste des problèmes contemporains, des profondes mutations qui ont affecté l' " équilibre " des années 1960. Le temps des asiles de nuit fait figure de préhistoire dans le récit que racontent ceux qui s'intéressent aujourd'hui au problème.
Le directeur d'un centre pour famille met en scène l'évolution du problème, la situation de crise qu'a connue New York il y a une vingtaine d'années. Son histoire de la question SDF sert de justification à sa mission présente, à l'engagement de son organisation au secours des familles sans domicile. Tout change aux cours des années 1970 et 1980 : les malades mentaux sont renvoyés des hôpitaux (mouvement dit de désinstitutionalisation), la crise du logement et la gentrification poussent les pauvres hors de chez eux, la crise de l'industrie se traduit par une diminution de la demande de travail peu qualifié, entraînant une augmentation du chômage et de la pauvreté. Ce scénario ne manque pas de cohérence. Les causes du nouveau problème SDF sont multiples, les besoins de cette population vont donc être variés et les services vont se diversifier. Si la désinstitutionalisation est une des origines de la question, c'est donc que les problèmes mentaux vont faire partie des pathologies dont souffrent ces populations… A travers ce récit de ces transformations, Mario raconte comment le problème SDF est petit à petit devenu le problème de son organisation c'est à dire le sien propre.

" Auparavant, on décrivait la personne sans-abri comme un hobo, un clodo du Bowery, pardonne-moi l'expression. C'était un célibataire d'âge mûr ou plus âgé, et alcoolique vivant dans la rue et qui avait besoin d'un toit. Puis les familles sont venues compliquer l'équation, à cause du manque de logement à loyer modéré. [Il décrit les structures d'hébergement mis en place au début des années 80, sur lesquelles nous reviendrons dans la sous-section suivante] (…) Mais tous ces efforts furent insuffisants. Le logement sur la côte Est est extrêmement onéreux. Et puis, il y a aussi eu des changements majeurs dans l'économie. Le Nord Est est passé d'une économie manufacturière à une économie de services. Une personne peu qualifiée pouvait s'en sortir dans l'ancienne économie, mais elle ne le peut plus dans la nouvelle. Et si tu ne gagnes pas assez, si tu n'obtiens un assez bon travail, tu ne peux pas payer ton loyer, tu es une personne à risque. Ajoute à cela les problèmes mentaux, la toxicomanie, la violence domestique et tu as des familles qui sont à risque. En ce sens, les années 80 ont vraiment eu de l'importance. Il y eut aussi de nombreux changements politiques. On a commencé à sentir les effets de la désinstitutionalisation. Davantage de familles cherchaient à se loger. Les changements de l'économie de l'industrie aux services… Tu mets tout ça ensemble, et tu obtiens les SDF. Dans ce contexte, que font les associations ? Elles aident les gens à se stabiliser, à faire aux crises qui leur arrivent, elles les aident à retourner à la communauté. En ce sens, nous faisons plus que leur donner un toit. Nous offrons toute une gamme de services, c'est ainsi que nous jouons notre rôle. "

3.1.2. Propositions face à la crise

 

Entre 1975 et 1981, le nombre de lits dans les asiles diminue de 60% . En 1983, 20 210 personnes sont logées dans les foyers d'urgence, dont 11 000 personnes seules et 3 170 familles (9 013 personnes) . En moins d'une décennie, la ville de New York a bâti un nouveau " système " d'aide aux SDF. Comment cette transformation a-t-elle eu lieu ?
La première phase de développement du secours moderne aux SDF s'est faite sous l'impulsion de Cour Suprême de l'Etat de New York, reconnaissant l'existence d'un droit à l'hébergement d'urgence. L'affaire Callahan v. Carey attribue ce droit aux célibataires en 1981 ; l'affaire McCain v. Koch l'étend aux familles en 1986. Les premiers SDF se voient donc reconnus cinq ans avant les nouveaux… Ces arrêtés sont le fruit de la mobilisation des associations de défense des SDF qui se constituent durant cette période. " McCain et alii ", qui attaquent E.Koch, le maire de New York, en 1986, représentent un groupe de familles sans-abri, soutenu par les avocats de l'assistance juridique . Imposant des normes en matière d'hygiène et de sécurité, la Cour reconnaît néanmoins " la liberté de l'Etat regardant la qualité de l'hébergement d'urgence " . Le débat sur la forme de l'hébergement (dortoirs, chambres individuelles, appartements etc.) ne sera pas tranché par la jurisprudence mais par les commissions d'universitaires et de travailleurs sociaux nommées par les administrations successives.
Dans un premier temps, c'est l'administration en charge du welfare (HRA) qui obtient la gestion de la politique municipale. On installe dans une vingtaine d'anciennes casernes militaires (armories) et d'écoles désaffectées des foyers dortoirs capables d'accueillir jusqu'à 20 000 adultes , lesquels seront immédiatement critiqués notamment pour l'insécurité qui y règne. Quant aux familles, après les avoir dispersées quelque temps dans les casernes, on les loge bientôt dans des welfare hotels, sorte de motels pour les pauvres, eux aussi sujets aux critiques dès leur création. McCain et alii décrivent des lieux " sordides et dangereux " .
La question SDF devient un enjeu politique, un thème de campagne et d'affrontement électoral. La responsabilité de l'insécurité grandissante ressentie par un certain nombre de New Yorkais est imputée aux gens de la rue, et l'administration Koch au pouvoir durant la décennie des bouleversements (1978-1988) est accusée de fuir ses responsabilités dans la résolution du problème . Les uns dénoncent les mauvaises conditions d'hébergement, les autres le laxisme de la politique municipale, et l'échec des armories et des welfare hotels est patent. Les administrations Dinkins (1988-1993) et surtout Giulani vont combiner, pour faire rentrer les SDF dans les murs, politique répressive et redéploiement du système d'hébergement.
Au tournant des années 1990, le système bascule. Les formes d'hébergement dominantes dans les années 1980 deviennent marginales, de nouveaux modèles sont mis en place. En 1986, 74% des familles sans domicile étaient hébergées dans les chambres des welfare centers . En 1992, une proportion équivalente de familles est répartie dans les 68 foyers dits de deuxième catégorie (Tier II) où elles disposent de leur propre appartement . On ferme le dortoir féminin installé dans la caserne du VIIè régiment tandis que 38 des 44 foyers pour adultes sont désormais des foyers à programme (program shelters). 1 600 lits sont disponibles chaque nuit d'hiver dans les églises et synagogues de la ville. Les services aux SDF sont constitués en entité autonome : DHS emploie 1 856 personnes pour un budget de 399 millions de dollars . La plupart des structures d'accueil sont gérées par des associations à but non lucratif.

3.1.3. Un système hiérarchisé

 

Le système new yorkais d'aide aux SDF suit une logique de segmentation et de spécialisation qui s'adosse sur la conception dominante du problème : la population sans domicile est hétérogène, chacune de ses composantes a des besoins spécifiques et mérite un traitement différent. En d'autres termes, la société reconnaît à certains sans-abri plutôt qu'à d'autres le droit d'être aidés. Ce différentiel de mérite se traduit par un différentiel de secours. La séparation entre services pour familles et services pour individus isolés, des services municipaux jusqu'aux structures de quartier, constitue la grand ligne de partage du système, qui surdétermine les autres facteurs de différenciation. Comment cette distinction s'est-elle imposée ?
En 1992, une commission nommée par le maire D.Dinkins, constatant l'échec du premier système d'aide aux SDF, en propose la refonte. Elle dessine en particulier un " plan pour les familles " et un " plan pour les adultes ". Encore une fois, c'est la logique des besoins qui justifie la hiérarchisation. Les familles sans domicile sont " dysfonctionnelles " , elles cumulent manque d'éducation, problèmes mentaux, toxicomanie, fécondité précoce, problèmes de logement, dépendance à l'égard du welfare. Le logement temporaire des familles en appartements permettra de réorganiser la structure familiale et de préparer la transition vers un logement individuel et permanent. Les adultes souffrent des mêmes pathologies en termes de toxicomanie et de santé mentale, mais ce qui est dysfonctionnel chez eux, c'est le mode de vie de la rue - " mendicité, repas offerts par la charité, vagabondage dans le métro " -. La solution viendra du travail, conçu comme thérapie :

" Travaillant dur (…), les résidents entretiendront leur foyer, paieront pour le loyer et la nourriture, et épargneront à partir de leur salaire hebdomadaire " .

Les familles auront donc leur propre appartement (dans les foyers de deuxième catégorie) et seront logées grâce aux deniers du welfare. On leur proposera essentiellement des programmes de formation. Les adultes dormiront en dortoirs ou en chambres individuelles, financeront leur hébergement et devront trouver un emploi ou participer à des travaux d'intérêt collectif.
Les possibilités de logement permanent offertes aux familles et aux adultes sont elles aussi distinctes. Les familles peuvent obtenir un logement de type HLM (NYCHA) ou une allocation pour payer un loyer au prix du marché (Section 8). Les adultes restent généralement dans des structures contrôlées, chambres de type internat dans la plupart des cas (SROs). Ce système inégalitaire reflète le plus grand mérite traditionnellement accordé aux familles et aux femmes par rapport aux hommes dans le processus de sélection des pauvres dignes de secours.
La segmentation au mérite opère en outre à l'intérieur de chacune de deux grandes divisions du système. Les services pour adultes sont clairement hiérarchisés. Une seule structure, le centre de passage, a une politique de " porte ouverte " mais on y dort sur des chaises, à moins d'avoir fait ses preuves à l'intérieur de l'institution et d'avoir accès à un lit dans une église ou une synagogue (church beds) . Les autres foyers n'acceptent que les individus qui sont auparavant passés par un centre d'évaluation (assessment center) qui les a reconnus comme " hébergeables ". Les individus sont alors orientés soit vers des foyers généraux (general shelters), soit vers des foyers à programmes (program shelter), la première forme, accusée de manquer d'exigence à l'égard des hébergés, tendant à être abandonnée au profit de la seconde . Un système pilote (deux centres d'accueil - reception centers - d'une vingtaine de lits chacun) héberge, sans condition de passage par le centre d'évaluation, les SDF souffrant de graves troubles mentaux ou physiques . Malades, les résidents ne sont guère suspectés de profiter du système et ont peu de contraintes en terme de travail. On s'autorise donc à les classer plus à droite sur l'échelle du mérite (voir graphique p.47). Il faut préciser néanmoins que ces foyers reproduisent le mode de contrôle le plus proche de " l'institution totale " que nous ayons observé : entrées et sorties limitées, enfermement dans un espace de taille réduite, surveillance visuelle 24 heures sur 24, emploi du temps fixe… Au sein du système pour les familles, la hiérarchisation est un phénomène plus récent. Elle passe par le développement de foyers spécifiques pour les familles victimes de violence domestique, dont le parcours à l'entrée du système se voit facilité.
Par ailleurs, le retour à l' autonomie de chaque individu - objectif affiché de toute aide, est un processus lent et complexe qui ne réussira que si on le décompose en plusieurs étapes. C'est le modèle optimiste du continuum of care : chaque progrès de l'individu est sanctionné par une avancée dans l'échelle des secours. Et chacun met en avant ceux qui s'en sont sortis. Candice, récente diplômée du programme d'emploi du centre de la rue St Jean vient présenter sa réussite et encourage les nouveaux élèves. Big News, une des publications du centre de passage , met chaque mois en avant un des vendeurs du journal, ancien SDF qui a quitté la rue et trouvé du travail. C'est là un deuxième mode de différenciation. L'aide est d'abord d'urgence ; il s'agit de faire rentrer les sans-abri dans les murs (politique d'outreach) avant, éventuellement, de s'inscrire dans le long terme. Mais à chaque étape, les candidats doivent faire la preuve de leur mérite. Le parcours des familles est clairement défini : entrée à l'unité d'assistance d'urgence (EAU) où on détermine celles des familles qui seront hébergées ; pour les élues, logement en hôtels pendant quelques semaines pour que soit confirmé leur droit à l'hébergement ; enfin hébergement pour une durée de 6 mois à un an dans un foyer de deuxième catégorie.
Ainsi, le système new yorkais d'aide aux SDF suit donc un mouvement de différenciation bipolaire. Chaque structure d'accueil peut être placée dans le plan selon sa position sur deux axes, l'axe horizontal du mérite et l'axe vertical du secours d'urgence. L'horizon temporel dans lequel l'aide s'inscrit est en quelque sorte une variable dépendante puisqu'à chaque étape du circuit, le mérite des pauvres secourus est réévalué et sert de base à la progression.


 

Aide au mérite / Aide d'urgence :

deux modes complémentaires de différenciation

 

 

3.2. Un nouveau mode d'administration de l'aide : la ville, les associations, les contrats

 

Cette segmentation de l'aide s'accompagne de la privatisation des structures d'accueil. Les foyers ne sont plus municipaux : ils sont financés par la ville et administrés par des associations à but non lucratif. Ce mouvement s'inscrit dans une tendance plus générale qui touche, depuis les années 1980, toute la gamme des services médicaux, éducatifs, de maintien de l'ordre (hôpitaux, écoles, prisons…) auparavant sous administration publique, aujourd'hui confiée à des organismes privés, à but lucratif ou non. L'idée s'est imposée, sous l'influence de la théorie économique du public choice notamment, que la gestion publique des services sociaux au sens large conduit à l'inefficience (inflation des coûts, dysfonctionnements bureaucratiques, absence de contrôle par les prix etc.) et doit être remplacée par un mode d'administration privé.
Ainsi, dernièrement, le Président Bush encourageait l'implication du secteur privé dans le secours aux pauvres :

" Notre société doit engager, outiller et reconnaître les Américains idéalistes dans les missions de compassion qu'ils sont les seuls à pouvoir entreprendre. "

Mais ce plaidoyer en faveur du marché et de la charité cache une autre réalité. L'Etat invente un nouveau mode de régulation du secteur social :

" De l'Etat-producteur en passant par l'Etat-Providence, on se dirige aujourd'hui vers un Etat plus modeste, vers un Etat animateur ".

Premier bailleur de fonds des services aux sans-abri, la ville de New York exerce un contrôle étroit de la manière dont l'aide est allouée, dont les pauvres sont sélectionnés, sur les objectifs et les méthodes des institutions de secours.
Dans cette partie, nous examinerons la manière dont le système new yorkais d'aide aux SDF a été progressivement privatisé, sur quels présupposés ce mouvement repose et sur quel type de relations entre DHS et les associations gestionnaires des centres d'hébergement il débouche.

3.2.1. Méfaits de l'administration publique et de la charité

 

Accusant le premier système d'aide aux SDF de coûter trop cher aux contribuables, d'encourager la dépendance, de négliger certains types de population, la commission municipale de 1992 n'a pas seulement joué en faveur de la segmentation des secours, elle a aussi contribué à la légitimation du mouvement de privatisation de ces secours.

" Le rôle du gouvernement devrait passer de l'administration directe des services à celui de décideur (policymaker) " .

La ville doit orienter, animer, financer, contrôler, évaluer et non plus diriger la bureaucratie des armories. La commission préconise donc la création d'une entité autonome, chargée de penser la politique visant les SDF et de gérer les relations avec les prestataires de services. Le Département des Services aux SDF (DHS) est créé en 1994 ; il comprend une section " politique " (policy office) et emploie une armée de gestionnaires de projet (project managers), chargés du suivi des foyers d'hébergement en contrat avec la ville.
Ceci dit, la gestion publique n'est pas la seule menace qui pèse sur l'aide aux pauvres. La privatisation des structures d'accueil ne doit pas se traduire par un encouragement de la charité incontrôlée. Les activités paroissiales, qui se concentrent aujourd'hui sur le secours alimentaire (distribution de repas, soup kitchens, ou de denrées, food pantry) menacent la volonté municipale de faire rentrer les sans-abri dans les murs. Leur logique est celle de l'aumône et encourage la mendicité. L'action municipale a des visées pédagogiques. Il s'agit d'imposer les nouvelles normes de l'aide sociale - sélectivité, aide indoor, exigence de contreparties etc., aux bons samaritains des quartiers et des églises. Les activités charitables accompagnent le désengagement des pouvoirs publics : soup kitchens et food pantries relaient la dégradation du programme fédéral de food stamps . Ne pouvant être découragées, elles doivent être plus étroitement contrôlées. Ce contrôle passe par l'imposition d'une image officielle du pauvre en vue de convaincre les paroissiens que les sans-abri sont des personnes malades qui gagneraient à bénéficier des secours officiels. Amy est la directrice des programmes centres de passage et outreach à DHS. Elle est chargée, en concertation avec la police, d'éviter que les SDF ne vagabondent dans la rue. Elle est en outre responsable du programme de lits paroissiaux, réservé aux clients des centres de passage. Elle justifie les critiques à l'égard de la charité non contrôlée :

" Parmi les obstacles réels [à l'action entreprise par son service] figurent les gens qui donnent de l'argent, qui nourrissent les SDF dans la rue, ou encore les églises qui les abritent sur leurs marches et fonctionnent comme des sanctuaires. Pourquoi les sans-abri rentreraient-ils 'dans les murs' s'ils peuvent rester sur les escaliers ? Dans le passé, on objectait que les foyers n'étaient pas sûrs. Depuis que nous avons des contrats, on peut dire qu'ils sont raisonnablement sûrs. Ca ne veut pas dire qu'il n'y a aucun incident. Mais l'argument d'insécurité n'est plus valable. Nous devons éduquer la communauté, expliquer pourquoi nourrir les gens n'est pas… Nous devons leur faire comprendre que ces gens sont dans un triste état : ils sont malades ; les aider est une gageure (they have challenges), étant donné les dysfonctions qu'ils présentent ; ils n'ont pas d'ego, pas de respect pour eux-mêmes. Le public a parfois du mal à comprendre ça. Nous devons lui dire qu'ils ne sont ni meurtriers ni violeurs. Peu d'entre eux le sont en tout cas. Leur attitude peut sembler étrange mais c'est à cause de la maladie. Il est important qu'il comprenne ce message. "

Le foyer de l'église de la Transfiguration est un des endroits qui échappent encore partiellement à la règle de DHS. Comme dans beaucoup d'autres paroisses de New York, les œuvres de cette église catholique hispanique sont nombreuses : école, centre d'hébergement pour séropositifs et malades du SIDA, centre social, appartements loués à bas prix aux paroissiens dans le besoin… et un foyer de SDF, ouvert de novembre à mars.
Une quinzaine d'hommes dorment au sous-sol, sur des lits de camp, tandis que le rez-de-chaussée sert de salle à manger et de dortoir pour les quelques femmes qui viennent à passer. L'installation est rudimentaire, carrelage en mauvais état et cloisons branlantes, mais à la différence des autres lits paroissiaux, les pensionnaires peuvent laisser leurs affaires d'une nuit sur l'autre : chacun à son lit, son coin, ses photos sur les murs. Et ces hommes viennent ici d'eux-mêmes, par ouï-dire, et non sous la conduite de la police ou des chauffeurs de bus de DHS. La plupart n'ont jamais mis les pieds dans un centre de passage. Certains hommes viennent seulement pour manger et rejoignent ensuite leur box à 10 dollars la nuit quelque part à Manhattan, d'autres restent dormir là. Pour autant, ce foyer n'est pas clandestin : sur les draps, le tampon de DHS a été placé. Ici comme ailleurs, le couvre-feu est fixé à 22 heures et le lever à 6 heures.
C'est pourtant un drôle de foyer, qui, contre la logique de spécialisation de DHS, héberge une mère et sa fille de 11 ans. Alberto, le factotum de l'église, qui m'a amenée là ce 3 mars, se justifie : " La situation est telle que nous sommes obligés de faire des choses illégales pour venir en aide aux gens. Mais il ne faut pas que ça se sache. " Faye et ses deux enfants sont allés à EAU, mais ils n'y sont pas restés longtemps, l'endroit, trop bruyant, trop populeux leur a fait peur. Des amis leur ont parlé de l'église de la Transfiguration. Le petit garçon de cinq ans reste chez sa grand-mère. Faye et Amanda dorment ici chaque nuit depuis novembre. Faye travaille pour 6 dollars 45 de l'heure (soit 1 dollar 30 au dessus du salaire minimum) dans un magasin pour la maison. Les services sociaux de la paroisse l'ont aidée à obtenir des food stamps et le Medicaid. Elle a fait une demande pour l'aide au logement. Faye a fait en l'espace de quelques mois des " progrès " qui combleraient n'importe quelle assistante sociale d'un centre pour familles.
Pourtant Alberto est inquiet : le père Bryan est malade ; que deviendront les œuvres quand il ne sera plus là ? Une pensionnaire a été assassinée l'autre nuit au coin de la rue ; qui sait où vont mener les investigations de la police ? D'ailleurs, ce n'est pas DHS qui a finalement ordonné la fermeture du foyer. Ce sont les pompiers : on n'a pas le droit de loger des gens en sous-sol sans issue de secours…

Le foyer de l'église de la Transfiguration présente une forme de secours en voie de disparition. Ailleurs cependant, la loi de DHS a fini par s'imposer. Le réseau des lits paroissiaux organisé par une association caritative, Partnership for the Homeless, est largement contrôlé par le service de Amy. DHS ne se contente pas d'apposer son tampon sur les draps, il va chercher en bus les clients des centres de passage le soir et les y reconduit de bonne heure le lendemain matin et paie le snack du soir. Il impose la présence d'au moins un bénévole auprès des SDF pendant la nuit - volontaire femme dans les paroisses qui hébergent des femmes, volontaire homme dans celles qui hébergent des hommes (à l'église de la Transfiguration, c'est un SDF bien connu de la paroisse qui veille sur les autres). Et on encourage les soup kitchens et food pantries dans ces paroisses-ci, ou dans les centres de passage, plutôt qu'ailleurs… Mais ces services demeurent encore hors système par bien des aspects, et le contrôle de la municipalité est bien plus important dans les foyers du mainstream, ceux qui sont gérés par des associations en contrat avec DHS.

3.2.2. Bienfaits de la privatisation encadrée

 

Le modèle néo-libéral de gestion des associations aboutit à un " encastrement politique " de la vie associative : les services sociaux sont privatisés mais demeurent financés par des fonds publics.
67 des 68 foyers pour familles, 36 des 44 foyers pour adultes, 8 des 9 centres de passage, les deux centres d'accueil sont désormais gérés par des associations à but non lucratif, dont la ville est le principal bailleur de fonds . DHS finance 70% des budgets des deux centres, par ailleurs très différents, où nous avons enquêté. Les 30% restants se répartissent entre :
- les fonds venant de Washington : HUD soutient le programme d'emploi du centre pour familles
- les fonds venant des services de santé mentale de l'Etat de New York : ceux-ci paient par exemple le salaire d'une assistante sociale du centre de passage
- les fonds octroyés par les fondations philanthropiques : la fondation Calder finance la crèche du centre pour familles.
En règle générale, les associations caritatives se financent de trois manières :
- par le biais de subventions octroyées par l'administration publique et surtout, désormais, par les organisations philanthropiques. Ces subventions permettent la mise en place de programmes initiés et conçus par les associations.
- par le biais de contrats conclus avec l'administration. Donnons un exemple de procédure engagée en vue de la conclusion d'un contrat. En septembre 2000, DHS lance un appel d'offre auprès des différents associations secourant les sans-abri à New York en vue de la création d'un nouveau programme de outreach. En novembre de la même année, un certain nombre d'associations soumettent leur projet à DHS qui se charge ensuite de sélectionner le meilleur dossier. Après plusieurs mois, l'association choisie entame une négociation avec DHS qui devrait aboutir à la passation d'un contrat, de durée très variable, de deux à vingt-cinq ans, permettant la mise en place du programme en question.
- Par le biais de coupons octroyés par la ville ou l'état aux clients d'un programme à destination de l'organisation qui le gère. Ces coupons sont censés relayer l'allocation TANF à l'issue des cinq ans d'assistance.
Le financement des structures d'accueil de SDF à New York passe pour l'essentiel par le système des contrats, quoique certains types de services, ceux de garde d'enfants en particulier, demeurent sous le régime des subventions.

Le centre de passage de la gare (CDP) cherche, depuis plusieurs mois, à s'installer dans de nouveaux locaux, ceux qu'il occupe actuellement étant provisoires et insuffisants . On a trouvé un bâtiment à vendre, dans le même quartier. Le propriétaire semble prêt à le céder. On espère commencer le déménagement de certains services en avril 2001. Encore faut-il que DHS accepte de financer l'acquisition…Le 28 février 2001, j'accompagne Joyce, la comptable de CDP, et Brenda, chargée des relations avec la mairie, à un rendez-vous avec Amy, la responsable des centres de passage au 17e étage de l'immeuble de DHS. Le contrôle du centre de passage par la mairie est l'enjeu de cette réunion. La négociation du contrat fournit à la ville l'occasion de contrôler les services fournis par le centre de passage, bien au delà de la question du nouveau bâtiment. Au bout d'une longue table de réunion, Joyce et Brenda, qui ont sorti leurs dossiers, font face à Amy, qui mène la discussion. Elle connaît bien son dossier, parle sans notes, et n'en prend pas, nomme une dizaine de membres du personnel par leur prénom, et emploie le jargon maison.. La discussion liée au nouveau bâtiment est conclue en un quart d'heure. On y évoque la lettre à écrire au comité de quartier, les rénovations à effectuer dans le nouveau bâtiment… Amy n'est pas là pour ça. Ce dont elle veut parler, c'est de la " politique " de CDP, des programmes du centre, de la manière dont est géré le personnel.
Ce qui est en jeu, c'est la conformité de CDP avec le modèle " centre de passage " tel que le conçoit la mairie. La discussion, la vraie, débute sur une question apparemment anecdotique. Amy demande à Joyce de justifier des fonds municipaux octroyés à Upward, le journal de rue publié par CDP. Quel est le personnel qui s'en occupe ? Quels sont les clients qui y participent ? " C'est un service pour les SDF de la ville ", dit Joyce. Un groupe de clients- rédacteurs se réunit une fois par semaine sous la conduite de Ron, frère du directeur et rédacteur en chef. Autrement dit, le programme contrevient au critère de spécialisation / sélection cher à DHS. " Il doit devenir un programme pour les clients de CDP ", corrige Amy. Dans cette perspective, elle propose qu'une assistante sociale fasse partie du comité de rédaction et mette l'accent sur les visées thérapeutiques du journal. Ce que l'on reproche à CDP, au-delà de la critique d'Upward, c'est de négliger la spécialisation des fonctions au sein de son personnel. " Vous n'êtes pas aussi professionnels que les autres centres ", affirme Amy, qui demande que la description des emplois soit revue, que l'organigramme soit précisé. Elle conteste notamment le rôle du personnel de surveillance du centre : comment justifier leur présence alors que le centre emploie déjà des gardes en uniforme et des travailleurs sociaux ? Que dire ensuite de John, sur qui tout repose, et qui ferait bien de déléguer certaines de ses fonctions ? Le problème de Amy vient de ce que CDP ne reconnaît pas comme il le devrait l'approche par le casework qui définit les relations personnel / clients dans les autres services sociaux de la ville.
Deux mois plus tard, alors que je m'apprêtais à visiter un autre centre de passage avec elle et un gestionnaire de programme, Amy confirma cette hypothèse : " Ici, c'est très différent de CDP. Ils suivent le modèle du casework ; à CDP, ils sont du genre créatifs… ". La réunion se termine sur une série de mises au point liées au déménagement. Celui-ci commencera quand DHS aura fini d'examiner le dossier et il faudra veiller à ce que les clients n'aient pas à se déplacer d'un bâtiment à un autre pendant la période transitoire. La mairie, considérant que les nouveaux locaux sont assez grands, risque de ne plus payer le loyer des services administratifs (dans un autre bâtiment). Joyce range ses dossiers : on n'a pas examiné la comptabilité. Dans l'ascenseur, elle lâche : " Si John avait été là, ça ne se serait pas passé comme ça ".

La négociation d'un contrat entre DHS et un prestataire de services porte sur le calendrier de la création du programme, sur les objectifs de ce programme, les personnes auxquelles il est destiné, le personnel qu'il va impliquer, les modalités concrètes de sa mise en œuvre (achat de mobilier, emploi du temps des participants etc.), les procédures qui vont être utilisées pour l'évaluer… Dans le cas de l'acquisition d'un nouveau bâtiment par CDP, c'est Amy et sa hiérarchie qui décident de la date du déménagement, de l'ordre dans lequel les services vont déménager, des dépenses requises par l'installation, des documents exigés dans le dossier, des personnes tierces à informer du changement de lieu. L'établissement ou la révision d'un contrat donne en fait l'occasion à l'administration municipale de reconsidérer l'ensemble des objectifs et des méthodes du programme considéré, de vérifier sa conformité aux exigences globales des pouvoirs publics. La réunion entre Joyce, Brenda et Amy révèle tous les non-respects du modèle municipal d'aide aux SDF dont CDP se rend coupable : manque de sélectivité des services, manque de spécialisation du personnel, observation imparfaite du modèle du casework.
Cette procédure est la seule modalité de contrôle des prestataires de services par la ville que nous ayons pu observer véritablement. Mais ces modalités sont multiples. Les relations entre un programme et son " gestionnaire " de DHS sont sans doute pleines d'enseignements dans ce domaine.

Le 24 avril, après avoir visité cet autre centre de passage, Amy me conduit à l'improviste dans un centre pour familles géré par la même association (Citizens Advice Bureau). Scott, le cadre de l'association qui nous accompagne, déclare au responsable qui nous accueille : " Attention, ce sont des gens de DHS ". Amy arbore un grand sourire : " Mais nous sommes des services pour adultes ". Le responsable de la sécurité paraît bien soulagé…

Le fonctionnement au quotidien des foyers est conditionné, nous le verrons dans les deux parties suivantes, par le nécessité de rendre des comptes à la mairie. Le personnel, au niveau dirigeant en tout cas, doit définir sa position par rapport à la politique municipale, position parfois difficile à tenir d'ailleurs. Avec les contrats, la ville est convaincue d'avoir trouvé le système optimal pour gérer l'aide aux SDF. Elle est sûre d'éviter l'écueil bureaucratique et la pression syndicale . Elle peut se décharger d'une partie du coût des structures (30% à CPF et CDP) sur d'autres financeurs. Elle ne sera pas directement poursuivie par les associations de défense pour la mauvaise qualité de ses services.
Sans emprise directe sur les foyers, elle prend le risque de laisser des " créatifs " aider de mauvais pauvres. Ce système permet aussi que les prestataires de services se regroupent et s'organisent pour faire pression sur la mairie. Une coalition de gestionnaires de foyers de " deuxième catégorie " fut ainsi créée au milieu des années 1990 . Néanmoins, elle conserve son contrôle sur les services offerts grâce à l'entretien de relations quotidiennes avec les prestataires de ces services, grâce à un mode de financement qui inclut explicitement l'intervention de la mairie dans la gestion des centres.

 

 

3.3. De l'aide aux SDF en particulier et de l'aide aux pauvres en général

 

" Ainsi, exactement comme nous l'avons fait avec les 'centres du travail', nous allons changer le nom des structures d'accueil de SDF. Nous ne les appellerons plus 'foyers' (shelters), parce que ce nom entretient des idées fausses sur ce qui se passe réellement dans ces lieux. Nous allons les appeler 'nouveaux centres START'. START signifie autonomie (Self-sufficiency), traitement (Treatment), contrôle de la toxicomanie (Addiction-control), réadaptation (Rehabilitation) et formation (Training). "

Tel est le projet que le Maire R.Giulani présente à la ville en l'an 2000 . L'analogie avec la réforme du welfare est explicite : celle-ci doit servir de modèle. DHS assigne aux SDF le même objectif qu'aux autres pauvres, l'autonomie, par l'usage de la même méthode, la mise au travail.

3.3.1. La porte étroite : une sélectivité accrue

 

De même que l'on cherche à décourager les pauvres d'avoir recours à l'assistance publique, on cherche à décourager les sans-abri de chercher un toit auprès des structures d'accueil de la ville. En d'autres termes, tant que les SDF ne représentent pas une menace pour l'ordre public (en occupant l'espace public), tout est fait pour éviter qu'ils aient recours aux services d'hébergement. L'entrée dans le système d'hébergement constitue un enjeu crucial pour la ville ; les structures qui se situent en début de circuit sont d'ailleurs les seules à ne pas avoir été privatisées.
Pour comprendre les modalités de ce contrôle à l'entrée, il nous faut revenir sur le système de sélection mise en place dans la branche " familles ". L'administration du welfare mise sur des exigences bureaucratiques croissantes (rendez-vous initiaux multiples, réexamen périodique des dossiers donnant lieu à d'autres séries de rendez-vous etc.) pour décourager les pauvres de demander de l'aide, avec l'idée que seuls ceux qui en ont vraiment besoin se plieront à ces exigences. Au point d'entrée dans le système familial d'hébergement, la stratégie de découragement est similaire. Il s'agissait d'abord de rendre ce point d'entrée unique, afin de simplifier le contrôle. Dans les années 1980, les familles pouvaient se rendre dans quatre unités d'assistance d'urgence (EAU) pour obtenir un logement temporaire ; aujourd'hui il n'y a plus qu'une EAU. Une situation qui fait des jaloux du côté de l'aide aux adultes… La mise en place du même système de sélection sur le versant " adultes " du système a échoué, sur ordre de la Cour Suprême de l'Etat. Pourtant, comme l'explique Amy, la " porte unique " présente bien des avantages :

" Nous avons essayé de mettre en place un système d'éligibilité pour les adultes, comme celui qui existe déjà pour les familles. Mais les juges ont refusé. Du coup, quiconque affirmant avoir besoin d'un lit peut l'obtenir. Ils n'ont pas besoin de prouver qu'ils sont effectivement sans-abri. Les femmes ont le choix entre trois portes d'entrée [les centres d'évaluation]. On essaie de passer à une seule porte. On pense que c'est un bon moyen de contrôle. Ca permet de limiter les effectifs. Nous devons suivre nos clients. Et ce n'est pas facile de contrôler quand il y a plusieurs portes d'entrée. "

C'est dans les bureaux du Sud du Bronx que s'opère le choix entre les familles à aider et les autres. Le règlement est simple : toute famille ayant une autre possibilité de logement sera refusée, quitte à " se courber en deux " dans un appartement déjà occupé par une autre famille ou à placer les enfants dans des familles d'accueil. Le processus de sélection est segmenté : multipliant les bureaux, il est destiné à éliminer des familles à chaque étape. Un document de DHS présente aux employés de EAU la procédure à suivre :

" Les familles entrant à EAU sont orientées vers le service de Triage où une évaluation de leur situation est établie. Si on soupçonne un cas de violence domestique, on réfère la famille au service NOVA. Si NOVA confirme ces soupçons, on n'exigera pas d'information supplémentaire et la famille sera déclarée éligible [au logement temporaire]. Dans tous les autres cas, Triage réfère les familles au service de Détournement (diversion). Dans ce service, chaque famille se soumet à un entretien et on explore avec elle les solutions permettant d'éviter l'entrée dans le système. Un rapport à l'administration des services d'aide à l'enfance (ACS) est établi en cas de suspicion de mauvais traitements ou de négligence à enfants. Si une famille ainsi conseillée retire sa demande d'hébergement, EAU et EIU (le service d'enquête de EAU) sont prévenues. EIU interviewe les familles qui n'ont pas été détournées pour déterminer leur éligibilité. Si l'enquête démontre que la famille est éligible, un placement sera effectué. "

Et le système est efficace : les cas de refus / détournement sont suffisamment fréquents pour que l'on puisse parler à l'endroit des familles sans domicile comme à celui des candidats au welfare d'un phénomène de churning. De nombreuses familles viennent et reviennent à EAU jusqu'à ce que les services reconnaissent leur éligibilité. Un dossier peut être déposé tous les dix jours par la même famille de sorte que certaines d'entre elles sont engagées pendant des semaines dans un mouvement de va-et-vient entre EAU et leur lieu de résidence, sachant qu'il faudra ensuite convaincre EIU de l'impossibilité de retourner dans ce lieu.
EAU est la cible privilégiée des attaques des médias contre la politique municipale d'aide aux SDF. Le Daily News y a consacré un article le jour de Noël 2000 . Le New York Times a suivi pendant plusieurs semaines les démêlés d'une famille avant de se féliciter de son succès final . Ces articles témoignent un sympathie particulière à la situation des enfants, innocentes victimes du système. Avec les services d'aide juridique dont ils saluent les actions en faveur du droit des familles, les médias locaux représentent une force d'opposition à la politique municipale. Le maire ne prétendit-il pas au cours d'un de ses discours présenter directement sa " philosophie par opposition à celle que [lui] prêtent le New York Times et d'autres journaux " ?
La privatisation est bénéfique en ce qu'elle limite les possibilités de critiques contre la municipalité. Encore publique, EAU les concentre. La mairie a été condamnée à plusieurs reprises pour violation de l'arrêté de 1999 interdisant aux familles de passer la nuit à EAU et obligeant l'administration à trouver des solutions d'hébergement. EAU est devenu le symbole de la non-transparence du système. Non-transparence qu'illustre en outre la difficulté qu'a le sociologue à enquêter dans ce type d'organisation.
Exemple de négociation de terrain avec Amy :
" Auriez-vous des nouvelles de mon entretien avec le Commissaire ?
- Il est au courant mais, tu sais, il est très occupé en ce moment, avec toutes ces histoires autour d'EAU…
- Peut-être pourrai-je quand même visiter EAU ?
- Alors là, je crois que tu obtiendras un entretien avec le Commissaire avant d'avoir pu visiter EAU ! "

3.3.2. Le workfare des centres d'hébergement

 

Outre le découragement au recours à l'assistance, la pratique du workfare au sein des centres d'hébergement est un signe important de la politique d'alignement de l'aide aux sans-abri sur les autres formes d'aide aux pauvres. Dans ce domaine, la politique new yorkaise s'inscrit dans le cadre défini par Washington. Alors que, comme nous l'avons vu , la politique fédérale d'aide aux SDF est sous la responsabilité du ministère du logement. En 1998, le ministère du travail publie, seul, un rapport préconisant la création d'un programme national de formation professionnelle pour les sans-abri . Ce document développe une sorte de continuum of care de l'emploi. Après avoir recruté les candidats au programme, on évaluera leur employabilité, en vue de l'étape suivante, consacrée à la formation. Enfin, on soutiendra la recherche d'emploi et on aidera les nouveaux salariés à se maintenir dans l'emploi qu'ils ont trouvé. On retrouve le même optimisme, les mêmes références à la logique des besoins que dans les mesures, plus anciennes, de logement d'urgence. Mais il est cette fois explicitement question d'étendre le work first aux clients des centres d'hébergement.
New York ne s'y est pas trompé. Dès 1995, le gouverneur propose de restaurer la " responsabilité individuelle " dans les foyers de l'Etat. Les résidents devront participer à des " projets de vie indépendante ", incluant désintoxication, éducation parentale et formation professionnelle sous peine de se voir retirer le droit à l'hébergement . Le workfare est ici entendu dans son acception élargie. Il met l'accent sur la formation plutôt que sur le travail, il fait partie de la vaste gamme de services destinées à guérir les sans-abri de leurs différentes pathologies.
A partir de 1999, la référence aux nouvelles normes de l'assistance sociale comme modèles pour l'aide aux SDF se fait plus explicite. Le maire suggère l'expulsion des foyers des sans-abri qui ne remplissent pas les obligations de travail du welfare nouvelle manière. Dans le monde du travail social, c'est la levée de boucliers. Chacun sait que les allocations peuvent se trouver suspendues pour une raison souvent inconnue, cela arrive tous les jours dans les centres d'hébergement. Est-ce à dire que les familles sanctionnées par le welfare seront expulsées ?
Tandis que la ville cherche à imposer de nouvelles exigences à ses prestataires de services, ceux-ci se mobilisent collectivement contre ces pressions inédites. L'association représentative des foyers de deuxième catégorie (Tier II Coalition) lance une campagne à la fois médiatique et juridique pour que le projet soit suspendu. Et les médias répondent : dans un de ses articles, N.Bernstein condamne ce qu'elle considère comme une menace contre l'engagement bi-décennal de la ville en faveur de l'hébergement des sans-abri . Et la justice répond : la Cour Suprême de l'Etat de New York rejette le plan . Cette action nous fut présentée par la directrice adjointe du centre pour familles de la rue St Jean et présidente du comité politique de la coalition, comme une des grandes victoires de celle-ci dans son lobbying auprès de la municipalité.
Ce le fut, certes, pour les familles sans domicile. Mais ce qui a échoué en réalité, c'est la tentative d'étendre à celles-ci des règles qui s'appliquaient déjà, et qui s'appliquent toujours, dans le versant " adultes " du système. Qu'ils bénéficient ou non de l'assistance sociale, les résidents des foyers pour adultes doivent s'employer soit sur leur lieu de résidence soit à l'extérieur et reverser au foyer une partie de leur rémunération - salaire ou allocation - en guise de loyer. Car le workfare exigé des célibataires est vraisemblablement plus " dur " que celui que l'on exige des familles. Par ailleurs, dans la mesure où la quasi-totalité des familles hébergées sont allocataires du TANF - qui contribue au financement de leur logement, la question du workfare se pose avec toute son acuité dans les foyers de deuxième catégorie. Les 6 et 7 avril 2001, la principale organisation new yorkaise d'aide aux familles SDF organisait une conférence nationale à laquelle participaient des responsables de foyers pour familles de tout le pays - ainsi que des universitaires et des responsables d'administrations publiques. On y a craint que la limitation à cinq ans du TANF ne se traduise par une augmentation du nombre de familles sans domicile. On est aussi convenu que le travail demeurait le seul moyen de s'en sortir…


On est désormais bien loin de l'époque des asiles de nuit. New York gère ses SDF par un jeu subtil entre répression et secours. Ces derniers forment un système sélectif, segmenté et hiérarchisé, administré en majorité par des organismes privés, néanmoins étroitement contrôlé par les services municipaux. Ce double mouvement de segmentation et de privatisation permet d'étendre, progressivement et non sans opposition, les règles du welfare nouvelle manière à l'assistance aux sans-abri. Nous l'avons vu : l'axe primordial de segmentation sépare services pour familles et services pour adultes, recoupant les deux types de stigmatisation touchant les SDF .
Notre travail de terrain nous a donc amené à enquêter dans deux types de foyers : un centre pour familles, dit de deuxième catégorie et un centre de passage, pour adultes. Les deux chapitres suivants sont consacrés à l'ethnographie de chacun de ces deux centres. La mise au travail y prend en apparence des formes très différentes. On fait travailler les adultes, on forme les familles. L'objectif des centres de passage est de faire rentrer les sans-abri dans les murs ; répression et secours vont de pair. Le travail a des visées correctrices : activité et enfermement doivent permettre la rééducation des pauvres. Assisterait-on à un retour des maisons de charité ? Les familles, elles, sont d'abord suspectées de profiter de l'aide sociale, peut-être encore plus que les autres familles déshéritées puisqu'elles demandent en plus à être logées… Pourtant, grâce justement à l'hébergement qu'on leur consent, les familles sans domicile deviennent les clientes modèles du nouveau welfare. La normalisation des comportements en matière de travail, de famille, de sexualité… s'opère dans un cadre privilégié. Sous des modalités différentes, centres de passage et foyers pour familles relèvent d'une même logique.
D'abord underclass de l'underclass, mauvais pauvres parmi les mauvais pauvres, les SDF deviendraient-ils pas, par le truchement de l'enfermement et de la mise au travail, les pauvres méritants d'aujourd'hui ?

" Parce qu'ils sont suppliants plutôt que militants, objets de la charité plutôt que sujets de protestation, les sans-abri sont devenus les nouveaux pauvres méritants. "