2. Des maisons de charité au workfare : travail et assistance sociale aux Etats-Unis

2.1. Une brève histoire des origines…

2.1.1. Des maisons de charité aux pensions en aide aux mères
2.1.2. La politique du New Deal et les dilemmes contemporains

2.2. Réforme du welfare : naissance d'un nouveau système d'aide sociale ?

2.2.1. Ce qu'on reproche à l'ADFC et qui le lui reproche
2.2.2. Réformes avant la réforme
2.2.3. Personal Responsibility and Work Opportunity Reconciliation Act

2.3. Le monde de l'après welfare : ce qui a changé depuis 1996

2.3.1. Moins de pauvres secourus ou moins de pauvres tout court ?
2.3.2. A New York : rhétorique et faits de la réforme

 

 

2. Des maisons de charité au workfare : travail et assistance sociale aux Etats-Unis

 


" Il faut l'avouer, je crois peu aux lois. (…) Et cependant, de cet amas d'innovations périlleuses ou de routines surannées, émergent çà et là, comme en médecine, quelques formules utiles. " - M.Yourcenar, Mémoires d'Hadrien

 


37% des sans-abri reçoivent des coupons alimentaires (food stamps), 30% bénéficient de la couverture médicale destinée aux plus pauvres (Medicaid). 11% reçoivent l'allocation aux personnes âgées et handicapées (SSI). La moitié des familles sans domicile sont bénéficiaires de l'AFDC. 9% des personnes seules perçoivent l'allocation pour adultes (General Assistance), 8% l'aide aux anciens combattants . Aux Etats-Unis comme en France, on a beaucoup commenté la sous-représentation des SDF dans les statistiques générales de l'aide sociale et des politiques ciblées ont tenté d'y remédier . Notre étude repose sur l'hypothèse que la mise au travail comme contrepartie de l'assistance (workfare) s'étend désormais à cette frange d'abord marginale du l'aide aux pauvres qu'est le secours aux personnes sans-abri. Pour comprendre cette tendance, il nous semble important de connaître l'histoire du système américain d'aide sociale.
Le Personal Responsibility and Work Opportunity Reconciliation Act (PRWORA) de 1996, dit loi de réforme du welfare, constitue une étape majeure dans cette histoire. Certains ont parlé de " refondation " , d'autres de " fin du welfare tel que nous le connaissions " , de " monde de l'après-welfare "… Cependant, il serait faux de dire que le PRWORA a " inventé " la liaison assistance / travail. Si la réforme de 1996 marque bien l'entrée dans l'ère du workfare et l'émergence d'un nouveau " paradigme " de l'aide sociale, l'utilisation de la catégorie " travail " dans la distinction entre pauvres méritants et pauvres non méritants n'est pas nouvelle . Elle permet de distinguer ceux qui se qualifient pour l'aide sociale, et ceux auxquels on la dénie . Elle permet aussi d'envisager les contreparties à l'aide apportée. En ce sens, l'aide aux pauvres se définit comme un mode de prise en charge du non-travail des indigents accompagné d'une volonté de mise au travail des allocataires (dont le workfare est une des modalités historiquement instituées). Aux Etats-Unis, le principe de less eligibility détermine les formes de l'aide depuis les origines : les allocations ne doivent pas interférer avec le marché du travail, il faut fixer le montant de l'aide à un niveau suffisamment bas pour qu'il n'y ait pas de désincitation au travail. Dans le même esprit, une des premières formes d'assistance sur le nouveau continent s'appuyait sur une mise aux enchères du travail des pauvres .
Il s'agira donc dans cette partie de :
- brosser à grands traits l'histoire de l'assistance sociale américaine en tant qu'elle s'appuie sur la coutume du mérite , dont le pivot est le travail.
- examiner la réforme de 1996, les discours et les mesures qui l'ont préparée, les objectifs qu'elle se fixe, les dispositifs sur lesquels elle repose.
- établir en trois axes un rapide tableau de ce qui a changé depuis 1996 : diminution du nombre d'allocataires, mise au travail partielle mais réelle, augmentation du pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie chargée de sélectionner les pauvres.

 


2.1. Une brève histoire des origines…

 

 

Qui sont les pauvres et pourquoi la société les secourt-elle ? La sociologie de G.Simmel répond à ces questions : les pauvres sont ceux que la société reconnaît comme tels en acceptant de les secourir, afin de préserver le statu quo sur lequel elle est fondée. Comme le dit Simmel :

" Le but de l'assistance est précisément de mitiger certaines manifestations extérieures de différenciation sociale, afin que la structure sociale puisse continuer à se fonder sur cette différenciation " .

La relation d'assistance est asymétrique par nature : l'Etat a le devoir d'aider les pauvres, mais il n'existe pas de véritable droit des pauvres à être aidés, ceux-ci sont donc exclus de la communauté politique.
Sans doute cette nécessité sociologique de l'aide aux pauvres est-elle à replacer dans le cadre économique dans lequel ces dispositifs ont émergé : l'aide aux pauvres est une institution qui supporte le capitalisme. Elle maintient l'ordre social à l'abri des " classes dangereuses " et de leurs mouvements insurrectionnels. En forçant les pauvres à offrir leur travail au moindre coût pour l'employeur, l'intervention de l'Etat permet l'extension du capitalisme . Que dire, à partir de ce cadre général d'analyse, du système d'aide aux pauvres qui naît en Angleterre et dans ses colonies américaines à l'aube de l'industrialisation ?

 

2.1.1. Des maisons de charité aux pensions en aide aux mères

 

 

La première loi sur les pauvres des Amériques entre en vigueur à New York en 1683 . Sous l'influence directe des lois élisabéthaines britanniques, l'aide aux pauvres des colonies de la côte Est est un système privé et paroissial, qui prévoit l'assistance des indigents de la localité. Rapidement cependant on accuse ce dispositif d'aide " hors les murs " d'encourager la paresse et l'indolence. Entre 1800 et 1850, toujours à l'échelon local, sont établies des institutions spécialisées mais séculières (les unes pour les malades mentaux, les autres pour les délinquants juvéniles etc.) appelées workhouses en Angleterre, poorhouses ou almshouses en Amérique. L'aide se fait désormais en échange de l'enfermement, enfermement au cours duquel on corrigera les dysfonctionnements individuels par la mise au travail. Les contreparties à l'assistance sont telles que l'on espère décourager les moins nécessiteux - la classe ouvrière naissante - d'avoir recours aux secours, et de réduire ainsi le coût de l'aide sociale. Il faut isoler les pauvres de leur environnement, facteur de criminalité, de paupérisme, d'ignorance, de maladies, ces " manifestations d'une situation de dépendance profonde et pathologique " . Déjà, on oppose l'autonomie à la dépendance. Déjà on nie la dimension socio-économique de la pauvreté ; on en fait un " mal moral " qu'il faut extirper des individus.
Le modèle de la poorhouse dominera l'organisation des secours jusqu'au début du XXè siècle. Avec la fermeture des maisons de charité, l'approche du problème se veut plus scientifique. C'est la naissance de la méthode du casework autour de laquelle s'organise le monde du travail social : on décrète les pauvres " personnes non ajustées " dont les différents besoins (argent, santé, éducation…), révélés par différentes pathologies (mendicité, maladies, illettrisme) seront traités par différents groupes de professionnels (assistantes sociales, médecins, éducateurs). Bureaucratisée bien que privée, médicalisée et psychologisée, l'aide aux pauvres est réduite à un système de gestion des déficiences individuelles, qui demeure " dans l'ombre des poorhouses " .
Pourtant, dès la deuxième moitié du XIXè, l'échec des maisons de charité est patent, au point de vue même des principes à l'origine de leur création. Le coût de l'assistance ne diminue pas, le paupérisme ne recule pas, l'aide outdoor se maintient. Surtout, les poorhouses pèchent par manque de sélectivité. On y trouve aussi bien des veuves respectables que des vagabonds noirs. La mise au travail n'est que partielle et de surcroît fort peu efficace d'un point de vue économique.
Cependant, un système parallèle se met en place qui a, lui, toutes les vertus de sélectivité requises. Après la guerre de Sécession, plusieurs Etats instaurent un régime d'allocation connu sous le nom de pensions en aide aux mères (Mothers's Aid pension). Ce système marque-t-il la naissance de l'Etat-Providence américain ? L'hypothèse est contestée . Quel qu'ait été son impact, il a en tout cas participé à la reconnaissance des mères et de leurs enfants à charge comme pauvres méritants, car placés involontairement dans une situation d'indigence. Pauvres travailleurs, mères isolées avec responsabilité familiale, telles sont les deux catégories d'indigents que l'Amérique du début du siècle accepte de secourir.
L'Etat-Providence qui se développe sous la présidence Roosevelt est " maternaliste " : les familles sont les premières bénéficiaires de l'assistance. Les hommes pauvres seront les oubliés de l'aide aux pauvres, tandis que les exigences en termes de travail formulées à leur égard sont historiquement beaucoup plus élevées.

 

2.1.2. La politique du New Deal et les dilemmes contemporains

 

 

Le Social Security Act de 1935 est à l'origine d'un véritable big bang de l'intervention sociale de l'Etat. Il constitue la première initiative fédérale en ce domaine, la base de la politique sociale de Washington pour les six décennies suivantes. Mais l'Etat-Providence qui apparaît alors est à la fois incomplet et fragmenté :
- fragmenté entre les différents niveaux de décisions politiques : l'administration fédérale, les Etats, les comtés, les municipalités sont impliqués dans la gestion de la plupart des programmes
- fragmenté au niveau des programmes eux-mêmes : la loi entérine la distinction entre assurance et assistance.
D'un côté, les pensions de retraite (associées à un système de couverture maladie), bénéfices contributifs, basés sur les droits acquis grâce à l'activité salariée, incarnent " les obligations sacrées du gouvernement face aux travailleurs méritants ". De l'autre, ce que l'on appelle le welfare (en gros, le programme d'aide aux familles pauvres - ADC - et l'allocation aux handicapés) se compose d' " une série d''aumônes' gouvernementales envers des pauvres peu méritants qui peuvent essayer d'éviter de travailler - essayer d'obtenir quelque chose contre rien " .
D'aucuns ont estimé que cette distinction à l'intérieur des programmes était à l'origine de la pression exercée sur les dispositifs de welfare après que la deuxième vague d'initiatives fédérales en matière de politiques sociales (la Grande Société du Président Johnson) a accru leur importance. L'absence de politique de plein-emploi, de consensus national autour de ces mesures catégorielles sont au nombre des origines de la " guerre contre le welfare " qui commence avec les années 70.

 

2.2 Réforme du welfare : naissance d'un nouveau système d'aide sociale ?

 

 

2.2.1. Ce qu'on reproche à l'ADFC et qui le lui reproche

 

 

Alors que les programmes d'aide aux pauvres sont de plus en plus nombreux, un seul d'entre eux, l'Aid to Families with Dependent Children (nouveau nom de l'ADC, adopté sous Johnson) va incarner tout le système de welfare et va concentrer l'essentiel des critiques à son égard dès la fin des années 60. La présidence redevient républicaine et son propos est clair :

" Ce dont l'Amérique a besoin maintenant, ce n'est plus de welfare mais de workfare ", déclare R.Nixon en 1969.

Hommes politiques et intellectuels conjuguent leurs efforts et identifient les deux effets pervers du système :
- censé réduire la pauvreté, le welfare a contribué à son augmentation. Il a ruiné l'éthique du travail parmi ses bénéficiaires qui vivent d'allocations plutôt que du produit de leur travail.
- censé aider les familles, le welfare encourage l'irresponsabilité sexuelle, conjugale et familiale. Il encourage les femmes à faire plus d'enfants pour toucher plus d'allocations, les hommes à quitter leur foyer.
Dans les deux cas, c'est la dépendance à l'égard de l'autorité publique qui est encouragée. De surcroît, cette politique inefficace et perverse coûte trop cher à l'Etat . C'est autour de ce triple argument que les politiciens des années 1970 et 1980 rivalisent. On rêve d'un nouveau modèle où les pauvres rembourseraient par leur travail l'aide que la société accepte de leur accorder, modèle qui restaurerait l'éthique du travail tout en diminuant les coûts de l'assistance sociale. Les intellectuels conservateurs mettent l'accent sur le caractère volontaire du non-travail parmi les pauvres, sur la nécessité d'un " nouvel autoritarisme " de l'Etat, les forçant au travail, pour leur propre intérêt comme pour celui de la société.

" Sans doute le gouvernement doit-il imposer le travail aux dépendants comme une contrepartie de l'aide qu'ils reçoivent s'il veut faire progresser l'intégration. Les allocataires doivent considérer le travail non comme une expression de l'intérêt individuel (self-interest) mais comme une obligation due à la société. "

Qu'on le dise au grand jour ou qu'on le sous-entende, ces " dépendants " de l'Amérique ont des traits précis : ces pauvres dont on suppose qu'ils tirent profit du système, ce sont les mères noires des grandes villes, adolescentes, seules au foyer. Quand Ch. Murray dénoncent les naissances hors mariage dues à l'AFDC, c'est la " racialisation " du système d'aide sociale qui est en jeu. Alors que blancs et noirs représentent une part équivalente des allocataires de l'AFDC (environ 40%), politiciens et médias présentent celui-ci comme un programme noir, et exploitent sentiments et préjugés racistes au nom de la nécessaire réforme du welfare . Aux côtés de cette justification idéologique de la réforme, des mesures politiques sont prises qui ouvrent la voie aux bouleversements à venir.

 

2.2.2. Réformes avant la réforme

 

 

La première de ces mesures est de celle que l'on dit silencieuse et indolore. En 1995, 13,6 millions d'individus, répartis en 4,9 millions de familles (soit 5,4% de la population américaine), perçoivent l'AFDC . L'aide non-cash (food stamps et Medicaid) se développe. Mais le montant médian de l'ADFC pour une famille de quatre personnes sans autre revenu a diminué de 42%, passant de 910 à 450 dollars constants entre 1970-1990. Alors que l'on accuse les allocations de faire concurrence aux revenus du travail, le pouvoir d'achat des revenus sociaux se dégrade continûment.
Pour être souvent locales, pour être rarement pleinement appliquées, les réformes d'avant la réforme n'en dessinent pas moins les contours d'un nouveau système autour de trois piliers : décentralisation, workfare, et discrétion bureaucratique. Dès 1962, le mécanisme des waivers permet aux Etats de transgresser les règles fédérales et d'expérimenter des formules novatrices, qui furent bien souvent des programmes de mise au travail . En 1981, le Omnibus Budget Reconciliation Act (OBRA) accentue encore la marge de manœuvre des Etats. Cette dévolution progressive est l'instrument du désengagement fédéral en matière de politiques sociales. L'administration Reagan utilise ces mesures de transfert de responsabilité et joue sur la compétition entre Etats pour réduire les dépenses sociales de Washington . L'échelon national lui-même lance des programmes de retour à l'emploi : Work Incentive Program (WIN) en 1967, Job Opportunities and Basic Skills Training Program en 1988 (JOBS, qui fait partie des dispositions de Family Support Act, renforçant le contrôle de la vie familiale des personnes secourues). Mais la mise en place de ces programmes est un échec. L'opposition des syndicats est vive, le marché du travail trop tendu pour que la main d'œuvre peu qualifiée trouve à s'employer .
Cependant, un nouveau mode de sélection des pauvres se met progressivement en place. En 1972, les gouverneurs plaident pour une augmentation de la part des recettes fiscales affectée à l'AFDC. Mais le Président Nixon préfère créer un programme à destination des personnes âgées et des handicapés (SSI), moins suspectes de profiter du système. Par ailleurs, les règles d'attribution des aides se font de plus en plus compliquées tandis que le pouvoir discrétionnaire du personnel au bas de l'échelle administrative (chargé de traiter les dossiers) est reconnu de fait. De nombreuses familles voient leur dossier rejeté pour défaut de documentation ou sanctionné pour non-respect des règles administratives. De nombreuses familles renoncent à demander de l'aide ou renouvellent leur demande encore et encore. Dans les milieux informés, on décrit ce phénomène sous l'appellation churning dès les années 1970 .
A la fin des années 1980, tout est en place pour une réforme majeure. Un consensus au moins apparent contre l'AFDC et pour le passage au workfare est établi dans la classe politique, les médias, le monde intellectuel (et, pense-t-on, dans l'opinion publique). Les initiatives des Etats peuvent servir de base à une réforme plus large. On attend le retour à la croissance économique, censée permettre la mise au travail des pauvres. On attend l'initiative fédérale qui, comme en 1935, bouleversera la donne de l'intervention sociale publique. Cette initiative viendra du Président Clinton, président démocrate qui, après avoir renoncé à son projet de couverture médicale générale, entérinera la loi de réforme du welfare proposée par le Congrès républicain.

 

2.2.3. Personal Responsibility and Work Opportunity Reconciliation Act

 

 

La réforme du welfare répond à deux objectifs : restaurer la famille, restaurer le travail parmi les pauvres. Le projet du Sénat l'indique clairement :

" La subvention d'un montant fixe [blockgrant attribué aux Etats au nom du TANF] est établie en vue d'accroître la flexibilité des Etats qui offrent assistance aux familles dans le besoin ; d'éliminer la dépendance à l'égard des allocations gouvernementales par la promotion de la formation professionnelle, du travail et du mariage ; de prévenir les naissances hors mariage et de réduire leur nombre ; et d'encourager la constitution et le maintien de familles bi-parentales. "

Pour cela, il faut supprimer l'ADFC et le remplacer par un programme temporaire (limité à cinq ans sur toute la durée de vie) assorti d'obligations en termes de travail et/ou d'éducation (l'aide est limitée à deux ans si ces efforts ne sont pas entrepris). Le mode de financement du TANF (Temporary Assistance to Needy Families) change lui aussi : les Etats se voient dotés d'une subvention annuelle fixe en fonction de leurs dépenses des années précédentes (16,6 milliards de dollars par an pour l'ensemble des Etats sur la base du budget de l'AFDC en 1994, provision prévue pour six ans). La marge de manœuvre des Etats est à la fois accrue et plus étroitement contrôlée. Comme auparavant, les Etats fixent les critères d'éligibilité et le montant des allocations. En outre, ils peuvent désormais transférer 30% de leur subvention aux programmes de garde d'enfants (censés permettre le travail des mères) et réduire leurs dépenses jusqu'à 20%. Dans le même temps, des objectifs chiffrés de mise au travail sont fixés pour la première fois. 50% des adultes des familles monoparentales devront travailler d'ici 2002. Jusqu'à 21% de la subvention aux Etats peut être suspendue pour non-respect de ces règles.
En somme, c'est le " droit " (entitlement) à l'assistance qui est supprimé tandis que le gouvernement fédéral revient sur ses engagements de plus d'un demi-siècle en faveur de l'aide aux plus pauvres. Ambiguë, la dévolution pose la question de la cohérence des politiques publiques. Les Etats sont encouragés à mettre en place des programmes de workfare " strict " (travail plutôt que formation) afin de se conformer aux objectifs budgétaires institués par Washington alors qu'une politique d'investissement en capital humain serait plus profitable à terme. Les Etats reprennent à leur compte les objectifs que Simmel assignait à l'aide privée : sélectionner les pauvres à secourir pour en faire des " individus indépendants et productifs au point de vue économique " ; alors que le gouvernement fédéral ne se donne plus les moyens d'une assistance " universelle " fût-elle d'urgence. Par ailleurs, la " racialisation " de l'aide aux pauvres se poursuit. La plupart des immigrés ne peuvent pas bénéficier de TANF et voient leur droit aux food stamps limités à trois mois. Le contrôle familial est renforcé lui aussi : les parents mineurs non mariés doivent vivre chez leurs propres parents pour être éligibles ; le système des family caps (" restrictions familiales ") permet de refuser ou de réduire l'aide supplémentaire auparavant accordée à la naissance d'un nouvel enfant. Cinq ans plus tard, les pauvres ont-ils repris le droit chemin de l'emploi et de la vie familiale ?

 

2.3. Le monde de l'après welfare : ce qui a changé depuis 1996

 

Que va-t-il se passer à la fin de l'année 2001 quand certaines familles auront épuisé leur droit à l'assistance ? Les dispositions du PRWORA seront-elles reconduites en 2002 ? Que vont devenir les programmes de workfare si la croissance américaine ralentit ? Le block grant suffira-t-il à faire face aux nouveaux besoins ? Autant d'incertitudes qui font de l'évaluation de la loi de 1996 une des " questions chaudes " de l'actualité américaine.

 

 

2.3.1. Moins de pauvres secourus ou moins de pauvres tout court ?

 

 

En 2000, 2,2 millions de familles bénéficient du TANF , c'est deux fois moins qu'en 1996. Comme au temps des maisons de charité , l'optimisme est de mise : les expériences locales fleurissent et portent leurs fruits, les pauvres retrouvent du travail. On est sorti de l'ère de la bureaucratie et chacun y trouve son compte : le système est moins dispendieux, les indigents moins dépendants. Certains, pourtant, se demandent ce que sont devenus ceux qui ont quitté le système, et y trouvent matière à inquiétude. Ils dénoncent le manque d'information, la non-transparence des dossiers et surtout ils affirment que le fonctionnement bureaucratique régit toujours l'attribution de l'aide, qu'il est même plus discrétionnaire et arbitraire que jamais. La diminution du nombre de personnes aidées serait d'abord due au découragement des allocataires et aux dysfonctionnements bureaucratiques. 12 millions de personnes ne reçoivent pas les coupons alimentaires auxquels elles auraient droit.

 

" Les états craignent d'être pénalisés par le gouvernement fédéral s'ils se montrent trop généreux à l'égard de leurs administrés " , explique le New York Times.

 

C'est au niveau des bureaux locaux de l'aide sociale que se met en place la politique des Etats. Les interactions allocataires / personnel du welfare semblent déterminantes dans l'évolution du système. S.Morel estime que la réforme s'est traduite par une pression accrue des Etats et des municipalités sur les travailleurs sociaux pour qu'ils améliorent leurs performances en matière de placement en emploi des allocataires. La contrepartie de cette surcharge de travail, et du manque de disponibilité qu'elle entraîne, est la reconnaissance du pouvoir discrétionnaire des agents chargés de sélectionner, de sanctionner, de fermer les dossiers, de choisir les formes de compensations à l'aide reçue. Du coup, on peut se demander quel est le rôle de l' " étiquetage " des allocataires dans le choix de ces compensations, dans la détermination de leur éligibilité à telle ou telle aide. Les travailleurs sociaux du welfare ne sont-ils pas ces professionnels de l'imposition du respect des normes dont parle H.Becker ? Face à un allocataire du TANF, l'assistante sociale

" a la possibilité d'imposer une règle ou pas [d'assigner l'individu à tel programme de workfare ou à tel dispositif de formation], le choix entre ces deux options pouvant être causé par l'attitude du contrevenant [de la personne qui demande le secours public] à son égard. Si le contrevenant adopte une attitude irrespectueuse, des sanctions risquent de lui être infligées et de le punir. "

Sachant que les sanctions (pour non-présentation à un rendez-vous ou manquement aux obligations de travail…) constituent la première cause de sortie du système dans bon nombre d'Etats, ces hypothèses suggérées par la sociologie de la déviance paraissent particulièrement opportunes et pourraient constituer une bonne piste de travail pour une ethnographie des bureaux du welfare…

En admettant que les anciens allocataires aient effectivement trouvé du travail, quel type d'emploi occupent-ils ? En d'autres termes, la réforme du welfare atteint-elle ses objectifs en matière de réduction de la pauvreté ? Là encore, les points de vue sont divergents. Un rapport de la fondation Rockefeller rend hommage à la politique mise en place dans l'Etat de New York. 83% des familles qui avaient quitté le welfare durant le premier trimestre de 1997 n'y sont pas revenues un an plus tard.

Mais une étude plus fine (quelles sont ces " preuves d'emploi " ?) montre que la plupart des emplois occupés par les anciens allocataires ne leur permettent pas de " s'élever " au-dessus du seuil de pauvreté. Pour de nombreuses familles, la perte de l'allocation se traduit par une diminution des revenus. L'extrême pauvreté augmente, en particulier dans les familles monoparentales. De nombreuses familles ne reçoivent pas l'aide, en termes de garde d'enfants, de transports, de couverture médicale, qui devrait leur permettre de travailler. Ces derniers arguments sont avancés par deux groupes de défense des personnes en difficulté . Les différences d'appréciation à l'égard du nouveau welfare recouperaient-elles les réseaux d'influence et de pression : fondation philanthropique soutenue par le Big Business d'un côté, services sociaux et associations de l'autre ?

 

2.3.2. A New York : rhétorique et faits de la réforme

 

 

Intéressons-nous justement à ce qui se passe au niveau de cet échelon local où se jouerait la réforme. Regardons maintenant comment s'opèrent les changements décrits plus haut sur les lieux de notre recherche, à New York, ville et Etat. Entre janvier 1995 et septembre 1998, 605 730 dossiers de AFDC-TANF ont été fermés sur l'ensemble de l'Etat de New York, soit une réduction de 26% . C'est une performance inférieure à la moyenne des Etats de l'Union : NYS se classe en 45è position des Etats les plus efficaces dans la réduction des chiffres de l'assistance. A New York City, on compte, en janvier 2001, 533 284 allocataires du TANF, contre 1 041 406 bénéficiaires de l'AFDC en janvier 1996. Le coût du programme a été réduit de moitié ou presque (de 216 millions à 112 millions de dollars). Dans le même temps, on compte 550 000 bénéficiaires des food stamps de moins (sur 1 385 000 en 1996). Les chiffres de SSI sont les seuls à avoir légèrement augmenté : plus 22 000 allocataires entre janvier 1999 et janvier 2001(soit 6% d'augmentation) .
Conformément aux prescriptions du PRWORA, l'Etat de New York a voté sa propre réforme du welfare en 1997. Il avait déjà modifié les conditions de l'aide aux adultes sans charge de familles quelques années auparavant. Le programme Home Relief fut alors remplacé par le SNA-cash (Safety Net Assistance cash) dont on ne peut bénéficier que deux ans au cours de la vie. Une réforme silencieuse qui confirme que les hommes sont les premiers suspects de l'aide aux pauvres, les premières cibles des programmes de mise au travail… En 1997, l'AFDC est remplacée par FA (Family Assistance). A l'issue des cinq ans d'éligibilité, les familles pourront se voir attribuer des coupons (ventures) pour payer loyer et charges locatives (SNA-non-cash). Seuls les adultes participant à des programmes de désintoxication pourront bénéficier de cette aide non monétaire. Le programme new yorkais de passage du welfare à l'emploi est baptisé NY Works .
La réforme du welfare est au cœur de la mission de l'administration Pataki, gouverneur républicain élu en 1994. A travers ce " changement de culture ", c'est " l'esprit de New York " qui s'exprime. Le site web de l'Etat de New York présente toute la rhétorique classique du monde de l'après welfare. Il s'agit, comme l'avait dit en son temps le Président Reagan, d'aider " les nécessiteux et non les cupides " : on annonce des mesures anti-fraude, un dispositif d'amendes, on limite les aides aux anciens détenus. Il s'agit de passer du welfare au workfare :

 

" Les allocataires bien portants devront gagner leurs allocations, et ceux qui refusent de participer au travail auquel ils auront été assignés perdront leurs allocations. "
Il s'agit de moraliser les pauvres, qui devront se soumettre à un test toxicologique. L'absentéisme scolaire des enfants sera sanctionné par une suspension des allocations (mesures dites de learnfare). En résumé, on attend de l'allocataire qu'il montre des preuves de ses efforts vers l'autonomie ; qu'il se fixe des objectifs et se donne les moyens de les atteindre ; qu'il prenne la responsabilité de rechercher activement un emploi, de le trouver et de le garder, afin de subvenir aux besoins de sa famille . Ainsi est redéfinie la figure du " bon pauvre ", celui qui se pliera aux nouvelles exigences de l'administration, celui qui renoncera rapidement au secours public.
A New York City, le maire républicain R.Giulani n'a pas attendu le PRWORA pour mettre en place sa propre réforme du welfare. En 1995, il crée NYC WAY (Work, Accountability and You) sous l'autorité de l'administration des services sociaux (HRA). Depuis 6 ans, les nouvelles mesures se succèdent. Le programme de workfare new yorkais (WEP) est le plus grand programme de ce type aux Etats-Unis : il occupe 35 000 personnes. 250 000 personnes y ont participé depuis sa création à des activités de " service à la communauté " - entretiens de parcs, travail de bureau dans les administrations etc. Signe de cette ère nouvelle, on remplace les bureaux de l'assistance (welfare centers) par des bureaux du travail (job centers). Mais le symbole est contesté, il cristallise l'opposition à la politique sociale municipale. Après l'arrêt d'un juge de l'Etat de New York imposant la suspension de la politique en janvier 1999, une bataille judiciaire s'engage pour deux ans. Finalement, en février 2001, un juge fédéral suspend l'arrêt de 1999 : les 16 bureaux de l'assistance non encore convertis vont pouvoir rejoindre les 17 centres de travail déjà existants et " renforcer le contrat social et l'éthique du travail " de la métropole new yorkaise. L'action judiciaire, qui dans le domaine de l'aide aux SDF notamment est un facteur puissant d'opposition à la municipalité, aura ici échoué à contrecarrer les ambitions réformatrices du maire, soucieux de faire de sa ville " la capitale de la réforme du welfare de l'Amérique " .


Quelles sont les forces qui produisent ces discours de justification, qui utilisent ces rhétoriques de légitimation ? Quels sont les acteurs qui ont façonné et façonnent encore l'assistance sociale américaine ? Quels intérêts défendent-ils ? Il faut expliquer pourquoi les politiques sociales ont défendu tout au long du siècle un modèle familial bi-parental dans lequel l'homme gagne le pain du ménage . Il faut expliquer pourquoi l'assistance sociale renforce l' " ordre racial " américain qui assigne les noirs et les autres minorités ethniques aux places les plus basses de l'échelle sociale. Sans doute les notions de " race ", de genre et de classe sociale permettent de mettre au jour les forces sous-jacentes à l'ordre des discours que nous avons décrit. Sans doute l'histoire de l'assistance sociale américaine devrait-elle passer par l'examen des relations entre ces trois notions (la classe englobe-t-elle la " race " ? quel facteur prédomine à tel moment de l'histoire ?). Les dernières réformes de l'administration Bush nous y invitent en tout cas : comment ne pas envisager les impacts des politiques sociales sur la stratification sociale quand le gouvernement se livre à des coupes fiscales régressives (le taux d'imposition de la plus haute tranche des revenus passe de 39% à 33%) ?
Si l'on estime que les exigences de " travail contre secours " font partie des constantes de l'aide aux pauvres depuis l'industrialisation, et que les formes prises par ces exigences participent de la caractérisation d'un système de secours par rapport à un autre, alors il semble bien que l'Amérique ait atteint le sommet de la vague " mise au travail " avec la réforme de 1996. A l'époque des maisons de charité, comme à celle du workfare,

" toute institution qui distribue des ressources sur lequel des hommes et des femmes dépendent pour leur survie peut exercer son contrôle sur ces individus : fournir assistance donne aisément l'occasion d'inculquer l'éthique du travail parmi les assistés, puisque ceux qui refusent risquent de perdre l'aide qui leur est accordée " .

 

Qu'en est-il des institutions qui sont au centre de nos préoccupations ? Que dire des institutions de secours aux SDF ? A New York, la politique visant les SDF est gérée par une administration (DHS) distincte de celle qui s'occupe de l'assistance sociale (HRA). Est-ce à dire qu'il existe deux systèmes de contrôle parallèles ? Notre hypothèse serait plutôt que la ville vise à l'alignement de la politique aux sans-abri sur celle aux pauvres en général…